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Marc tenait ses promesses : il était imbattable. Quel chanteur destroy s’était présenté comme candidat à la mairie de San Francisco avec pour slogan « Apocalypse now » ? Jello Biafra, le leader des Dead Kennedys. Quel compositeur mettait à l’amende ses propres musiciens, en cas de fausses notes ? James Brown. Quel artiste avait failli mourir étouffé, lorsqu’il était enfant, agressé par un malfaiteur dans sa maison ? Marilyn Manson.

À deux heures du matin, après plusieurs tequilas, Marc tenta de revenir au sujet qui l’intéressait. En guise de réponse, Alang glissa un regard de connaisseur sur les petites Philippines déguisées en Mexicaines qui s’endormaient près des bouteilles. Les enceintes diffusaient une version mariachi de Hey Joe !, chanté par Willy de Ville.

— Par hasard, demanda-t-il, tu connais le métier de sa femme ? Je veux dire : à Willy ?

— Elle est sorcière. Sorcière vaudoue, en Louisiane.

Le légiste leva son verre minuscule :

— Man, vraiment, tu me plais.

— Parlons de Jacques Reverdi…

— Patience. On a toute la nuit.

Ils se retrouvèrent dans une boîte de jazz, saturée de fumée. Au fond de la salle, brillaient les reflets fauves d’une contrebasse et les éclats d’une laque de piano. Passaient aussi quelques robes rouges de putes chinoises. Marc commençait à se demander qui était Alang. Pourquoi lui consacrait-il toute cette nuit ? Il se prit à redouter un projet homosexuel…

— Tu te souviens de Peter Hammill ? demanda le légiste à son oreille.

Marc n’en pouvait plus, mais il acquiesça : Hammill était le leader d’un groupe-culte des années soixante-dix, Van Der Graaf Generator. Un auteur-interprète unique, au timbre déchirant, surnommé le « Jimi Hendrix de la voix ».

— Tu connais ses albums solos ? Ceux qu’il a enregistrés après la séparation du groupe ?

Marc ne répondait plus. L’autre enchaîna :

— Tous ces albums ne parlent que d’une chose, man : son divorce. (Alang enserra son épaule, dans une solidarité d’ivrognes.) Je vais te dire : un divorce, on s’en remet jamais…

Marc comprit enfin à qui — ou à quoi — il devait sa nuit de cauchemar. Alang était un homme abandonné, une plaie ouverte qui refusait de cicatriser.

Ce fut à quatre heures du matin, dans une boîte techno, au sous-sol d’un grand hôtel, qu’il demanda enfin :

— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?

Marc avait préparé une série de questions qui devaient l’amener, progressivement, et en finesse, aux photos du corps nettoyé de Pernille Mosensen. Mais après les heures qu’il venait de vivre, et le taux d’alcool qui coulait dans ses artères, il dit simplement :

— Je veux voir le corps de la victime.

— Ça fait longtemps qu’elle est enterrée au Danemark.

— Je parle des photos. Les photos du corps. Rincé.

Dans l’obscurité lacérée d’éclairs stroboscopiques, Alang se pencha vers lui :

— Qui t’a filé le tuyau ?

En une seconde, Marc dessoûla. Une sonde de glace le traversa de part en part. Une découverte essentielle était là, à portée de main.

— Personne, mentit-il. C’est juste pour… compléter mon dossier.

Alang se leva, en frappant le dos de Marc :

— Alors, tu vas pas être déçu du voyage !

35

C’était un dessin.

Un réseau rigoureux de blessures.

Au premier coup d’œil, Marc comprit ce que Reverdi voulait montrer à Élisabeth. Les entailles étaient nombreuses, mais parfaitement ordonnées. Un véritable schéma d’anatomie, constitué d’incisions horizontales, qui partaient des tempes, creusaient la gorge, au-dessus des clavicules, puis se déployaient le long des bras — biceps, plis du coude, poignets… Sur le torse, le motif reprenait sous les aisselles, contournait les poumons puis s’étrécissait aux hanches. Les plaies descendaient ensuite, dans la région génitale puis sur les jambes.

La série rappelait les pointillés des patrons qu’utilisent les modélistes dans les métiers de la couture, pour indiquer les lignes où l’on doit tailler, couper, coudre…

Jusqu’ici, on avait parlé des vingt-sept coups de couteau et évoqué la sauvagerie du meurtre. Comme tout le monde, Marc avait supposé une violence anarchique, un désordre barbare. Le cadavre nettoyé montrait au contraire les traces d’un acte soigné, méthodique.

Malgré l’heure et la nausée, Marc avait retrouvé toute sa lucidité. Ces photographies changeaient totalement la donne. Reverdi n’était pas un tueur compulsif, agissant sous l’emprise d’une crise. Il avait pris son temps pour dessiner ce motif abominable — et le supplice avait duré des heures.

— La voie du sang, man.

Marc leva les yeux. Ils se trouvaient dans le bureau d’Alang, au General Hospital de Kuala Lumpur. Quelques mètres carrés encombrés de dossiers, et déjà glacés par la climatisation. On entendait au loin le chant des muezzins. Vendredi matin : toute la ville vibrait de prières.

Le médecin, affalé dans son fauteuil, croquait une barre au chocolat. Il répéta :

— La voie du sang. Reverdi a suivi le réseau des veines.

Marc songea : « le Chemin de Vie ».

— Explique-moi, demanda-t-il.

— Alang se leva et contourna le bureau. Il tendit sa barre chocolatée vers le cliché, répandant des graines de sésame sur le papier brillant :

— À la base du cou : veines jugulaires. Sous les aisselles : veines axillaires. Dans l’entrejambe : veines iliaques. Dans les cuisses : veines fémorales… Je pourrais te donner tous les noms. Il a transpercé chaque veine importante. En revanche, il a soigneusement évité les artères.

— Pourquoi ?

Le légiste retourna s’asseoir. Son détachement coïncidait avec le froid du bureau :

— Parce qu’il l’a saignée. Vivante. Et qu’il voulait que son plaisir dure. S’il avait tranché les artères, le sang aurait jailli en quelques giclées énormes et basta. Les veines sont soumises à moins de pression. Le sang y coule plus lentement. C’est pour ça aussi qu’il a contourné le cœur et les poumons. Il voulait que la machine fonctionne jusqu’au bout.

— Concrètement, comment a-t-il fait ?

Alang mima avec sa friandise :

— Il a placé son couteau de plongée à l’horizontale, puis il a tranché chaque veine, coupant la route au flux sanguin. Exactement comme nos planteurs, qui incisent l’écorce de l’hévéa pour recueillir le latex. Je te le répète : ce fils de pute a pris son temps. Il voulait la voir se répandre, s’écouler, se vider. Dans la cabane, les infirmiers ont dû mettre des bottes pour arriver jusqu’à elle.

Marc passa à un autre cliché. Le gros plan d’une incision noirâtre, légèrement croûtée :

— Il faut des connaissances médicales pour effectuer un tel… dessin ?

— Plutôt, ouais. Reverdi a fait un vrai boulot d’anatomiste. Je ne sais pas où il a péché ces connaissances…

— Il était professeur de plongée. Il a fait du secourisme.

— Alors, ça peut coller. Les veines, c’est le premier truc qu’on apprend dans les urgences. À cause des piqûres, des perfusions.