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— Un nouveau venu. Un Algérien. Il paraît qu’il parle français.

Elle se pencha et dit au détenu en anglais, désignant Marc :

— Ce monsieur vient de Paris. Vous pouvez parler français avec lui, si vous voulez.

— No way, répondit l’Algérien d’un air buté.

Il avait un visage osseux. Ses prunelles se perdaient au fond de ses orbites. Marc remarqua qu’il portait aussi des chaînes aux pieds. La psychiatre tourna les talons :

— Comme vous voudrez, c’était juste pour vous détendre.

Marc lui emboîtait le pas quand il entendit « patron… ». Il pivota au mot français. L’Algérien lui souriait, offrant une belle collection de dents de travers. Ses yeux brûlaient au fond des arcades. Il fit un signe de tête vers la psychiatre :

— Celle-là, quand je lui aurai tranché la chatte, on se la bouffera ensemble. (Il lui fit un clin d’œil.) Tu la préfères crue ou cuite ?

Marc repartit sans répondre. « Crue ou cuite » ? Il rejoignit la spécialiste qui obliquait déjà vers la gauche. Ils découvrirent un réfectoire, puis s’enfoncèrent dans un nouveau couloir aux cellules verrouillées. Tout était désert. Au bout, un gardien leur ouvrit une nouvelle porte.

Ils entrèrent dans une grande salle, plongée dans la pénombre — les rideaux étaient tirés. Marc battit plusieurs fois des paupières avant de détailler les lieux. Un immense dortoir, surplombé de lents ventilateurs, contenant, au bas mot, cinquante lits, disposés contre les murs. La paix, la quiétude, se renforçait ici. Une télévision marchait, quelque part, à bas régime. Des hommes dormaient. D’autres sillonnaient l’allée centrale, traînant les pieds. Ils ne portaient plus de tuniques vertes, mais des vêtements ordinaires.

— Ils attendent leur libération ? hasarda Marc.

— Au contraire, ceux-là ne sortiront jamais. Ils ont été frappés par l’amok.

— Le quoi ?

— L’Amok. C’est ainsi qu’on appelle en Malaisie la folie meurtrière. Le jeune que vous voyez là-bas, en tee-shirt blanc, a crevé les yeux de sa petite fille pour qu’elle ne regarde plus la télé. L’autre, là-bas, a tué sa femme, l’a débitée en quartiers et a balancé ses morceaux par la fenêtre du quatrième étage. Cet autre, au fond, a…

— Je crois que j’ai compris.

Le sourire de Norman s’élargit, toutes dents dehors :

— Vous êtes très fort. Cela fait vingt ans que j’y travaille et je n’ai toujours pas compris.

Ils avancèrent encore. Elle serrait des mains, lançait des sourires, inclinait son voile, très à l’aise. Une véritable ambassadrice de l’Unesco. Au bout de la salle, un rideau dissimulait une autre pièce. Un atelier d’informatique, où plusieurs écrans remplaçaient les lits alignés. Un canapé de tissu reposait dans un angle : ils s’y assirent côte à côte. Les patients les regardaient, sans oser s’approcher, dessinant un grand cercle autour d’eux.

— Depuis mon doctorat, poursuivit la psychiatre, je travaille sur le phénomène de l’amok. En Occident, il y a longtemps que vous avez remplacé les notions de possession ou de sorcellerie par des termes comme « hystérie » ou « schizophrénie ». En Malaisie, les choses ne sont pas si simples. Tout le monde s’accorde à dire que l’amok correspond à une crise de démence, au sens le plus médical du terme. Mais chacun pense aussi que les démons jouent un rôle dans l’affaire.

Elle eut un geste ample :

— Nous associons toujours psychiatrie et croyance. Il n’est d’ailleurs pas dit que cela soit moins efficace qu’une vision strictement clinique. Dans la mesure où un patient croit aux diables qui le possèdent, on peut dire qu’ils existent, non ? La raison n’est qu’un certain réglage de la lucidité. Tout est vrai, puisque tout est perception…

Marc ne suivait plus très bien, mais il se laissait bercer par cette voix douce, ce sourire perpétuel. Il en oubliait presque Reverdi. Les regards appuyés des patients le ramenèrent à la réalité :

— C’est ici qu’il était… détenu ?

— Jacques ? Les derniers jours, oui.

Elle prononçait son prénom à l’anglaise : « Jack. »

— Selon vous, il a été frappé par l’… amok ?

— Il a agi sous l’effet d’une crise, c’est certain. Pourtant, je pense qu’il n’a jamais perdu le contrôle. Sa raison n’était pas aliénée.

— Il était conscient de ses actes ?

— Je dirais plutôt qu’il a agi sous l’effet d’une de ses consciences.

— Il est schizophrène ?

Elle leva les deux paumes, comme pour dire : « Pas si vite. »

— Nous avons tous plusieurs personnalités. Plus ou moins accentuées.

— Mais peut-on dire que le Reverdi qui a tué Pernille Mosensen est le même que l’homme qui est devenu champion du monde d’apnée ?

Elle s’enfonça dans le canapé, posant un regard détaché sur les patients, toujours immobiles :

— La conscience humaine n’est pas un noyau unique. C’est plutôt une roue. Un champ de possibles. Une loterie qui tourne et s’arrête, de temps à autre, sur un chiffre. Le meurtre est un des chiffres de Jack.

Marc décida de jouer franc-jeu avec le Dr Norman. Il évoqua la cassette. Le sourire de la psychiatre disparut :

— Qui vous l’a donnée ?

Il ne répondit pas. Elle enchaîna :

— Alang, n’est-ce pas ? Je me demande pourquoi notre meilleur expert en pathologie criminelle est cet olibrius… (Elle lui lança un coup d’œil oblique.) Quelles sont vos conclusions ?

— Mes conclusions ?

— Oui : qu’avez-vous pensé de cette scène ?

Le moment idéal pour tester ses hypothèses :

— Je crois que Reverdi se protège par l’apnée.

— Exact. Mais de quoi ?

— Des autres. Et aussi de lui-même. De sa folie.

Le sourire de la spécialiste réapparut :

— Vous avez raison. Jack utilise l’apnée comme une carapace. Contre les personnalités qui l’assaillent. Contre sa schizophrénie.

— C’est vous qui utilisez le mot maintenant.

— Je voulais tout à l’heure relativiser vos convictions. Mais il est clair que Jack est torturé par des personnalités distinctes. Elles veulent prendre la place du Jacques Reverdi qu’il s’efforce d’être. Le Reverdi officiel. Vous connaissez son histoire, n’est-ce pas ?

— Par cœur.

— C’est l’histoire d’un homme volontaire. Un bloc qui a toujours obtenu ce qu’il voulait. Jack a suivi une ligne absolument droite. Cette droiture est inversement proportionnelle à la menace d’éparpillement qui le hante.

Marc était convaincu de la justesse de ce diagnostic. C’était une évidence qui l’éclairait peu à peu.

— Maintenant, continua-t-elle, parlons de l’apnée. J’ai étudié cette discipline. J’ai voulu comprendre pourquoi Jack s’était persuadé que cette attitude le protégeait. Il y a bien sûr l’autonomie physique. À ce moment-là, il n’a plus besoin du monde extérieur.

Mais il y a autre chose, de plus profond. Savez-vous ce qui se passe dans l’organisme quand on ne respire plus ?

Marc sentait les regards dilatés des amoks posés sur eux.

— Eh bien, le sang n’est plus oxygéné, il…