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Le banc craqua à ses côtés. Éric venait de s’asseoir. Reverdi glissa la photo dans sa poche.

— Il faut que je te parle.

Jacques songea au trafic des médicaments, qu’il avait repris à son compte, à l’infirmerie.

— Ne t’en fais pas pour les médocs. Je te filerai ta com.

— Sympa. Mais j’suis venu te parler d’autre chose.

— Quoi ?

— De Raman.

Jacques soupira : le salopard en chef était le leitmotiv de toutes les conversations. Le démon qui peuplait tous les esprits.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Le bec-de-lièvre prit un air de conspirateur, et s’approcha. Les os de son visage étaient incurvés, comme s’ils avaient été enfoncés à coups de marteau.

— Le bruit court qu’il a le sida.

— Il y a un mois, tous les Chinois avaient le SRAS.

— Je déconne pas, Reverdi. Il a subi une prise de sang, comme nous tous. Ses résultats étaient positifs. Il est en train de les contaminer.

— Qui ?

— Les mômes du bâtiment E. Les mineurs.

Reverdi soupira une nouvelle fois. À Kanara, tout le monde semblait penser qu’il n’y avait que lui, le « grand Jacques », pour se dresser contre Raman. Par réflexe, il songea à Élisabeth. Pas question de bouger. Il devait rester un prisonnier modèle et vivre, par l’esprit, auprès de sa bien-aimée.

— C’est pas mes oignons.

— Ce sont des mômes. Il les force à le sucer. Il les encule sans préservatif. Cet enfoiré va tous les tuer.

— Je ne peux rien faire.

Éric se pencha encore. Son haleine diffusait une puanteur de décomposition. Jacques imagina sa langue sous la forme d’une charogne. Le gnome dit, mi-sérieux, mi-ironique :

— T’es le maître ici, Reverdi. Tu peux pas laisser faire ça sur ton territoire.

La flatterie était grossière mais le mot « maître » provoqua un déclic. Il s’en voulut d’être encore sensible à ce genre de vanités. Surtout dans ce royaume de dégénérés. Pourtant, Éric avait raison : il était écrit que le gardien devait mourir. Depuis l’instant où il l’avait obligé, lui, à racler la sueur des murs. À la seconde exacte où il l’avait forcé à s’agenouiller. Aucun être humain qui l’avait humilié ne pouvait rester vivant.

Dès lors, pourquoi ne pas accélérer le mouvement et sauver quelques gosses ? Une idée l’éclaira. Il allait intégrer Élisabeth à sa décision : « Quand elle aura identifié les Jalons, se dit-il, je lui offrirai la peau de Raman. »

— Attendons quelques jours, dit-il. On ne peut pas agir comme ça.

40

En Malaisie, les Cameron Highlands étaient célèbres. Impossible de feuilleter un guide sans tomber sur un long passage consacré à cette région. Pour tous les Malais, ces terres faisaient figure de paradis, parce qu’elles s’ouvraient sur un miracle : la fraîcheur. À plus de 1 500 mètres d’altitude, on échappait aux moussons humides et aux saisons brûlantes. Au-dessus des brumes, il y avait le froid.

Les Anglais, les premiers, avaient colonisé ces sommets, bâtissant des manoirs, taillant des terrains de cricket, plantant des champs de thé — et interdisant tout accès aux Malais. Puis, une fois les colonisateurs évacués, les riches autochtones avaient pris leur place, construisant à leur tour des hôtels de luxe, déployant des parcours de golf, creusant toujours et encore les gigantesques forêts primaires.

Car, avant d’atteindre ces verts paradis, il y avait la jungle.

Marc roulait maintenant sous de hautes voûtes de feuilles. Il suivait des virages en lacets bordés, à droite, par les falaises couvertes de lianes et, à gauche, par des précipices d’émeraude. La route ne cessait de monter en épingles à cheveux et on discernait, en contrebas, le fil d’asphalte de la route parcourue.

Marc savourait cette première rencontre avec la forêt dense. Il avait stoppé la climatisation de sa Proton et roulait fenêtres ouvertes, afin de sentir la fraîcheur qui s’accentuait à chaque virage. Parfois même, il fermait les yeux, planant littéralement, cherchant à mettre un nom sur les parfums qui venaient à sa rencontre. En réalité, il improvisait, répétant comme une prière les noms qu’il avait lus dans son guide : palmiers, cocotiers, tualangs, orchidées, rafflésies…

À d’autres moments, des bribes de son entrevue avec le Dr Norman venaient le secouer de sa béatitude. « Ne le trahissez jamais. C’est la seule chose qu’il ne pourrait pas vous pardonner. » La trouille le prenait alors, beaucoup plus fraîche que les hautes terres. Il se répétait les questions : y avait-il danger, oui ou non ? Reverdi pouvait-il deviner la combine ? En mettant les choses au pire — son imposture dévoilée —, que risquait-il ? Le tueur était sous les verrous — et virtuellement condamné.

La route montait toujours. Les premiers signes de l’Empire britannique apparurent. D’abord, les plantations de thé. Des terrasses, en paliers ordonnés, exhalant dans l’air des senteurs humides, presque moisies. De loin, ces cultures ressemblaient aux étages de royaumes anciens, enclavés dans le grand vert. Parfois, les champs étaient bruns, compacts, taciturnes. D’autres fois, ils brillaient comme des petits pains de mousse, légers, luminescents.

Puis des hôtels se présentèrent. Manoirs blancs aux colombages noirs, fenêtres à vitraux colorés et cours de graviers gris, dans le plus pur style « british ». Aussitôt après, la jungle primaire se refermait, intacte. À croire qu’on avait rêvé. Puis, de nouveau, un terrain de golf apparaissait. Ou un hôtel de luxe, avec sa piscine turquoise…

Marc devait avoir dépassé 1 500 mètres d’altitude quand il découvrit les premiers villages de huttes. Cela aussi, les guides en parlaient : les Orang-Asli, littéralement, le « peuple des origines ». Des hommes des bois, en pagnes, qui survivaient sarbacane à la main, entre les chantiers immobiliers et les voyageurs en 4 x 4.

Il ralentit, et comprit qu’ils ne composaient qu’une attraction touristique de plus. En fait de pagnes, ils portaient des tee-shirts Reebok et leurs sarbacanes avaient été remplacées par des antennes radio. Accroupis devant leurs cases, ils vendaient les produits de la forêt : miel, pousses de fleurs, scarabées ou scorpions épinglés sur des morceaux de carton.

À ce moment, un groupe surgit des coteaux de la jungle. Ceux-là tenaient d’autres instruments. Marc les rattrapa et observa la longue tige de bois qu’ils portaient sur l’épaule. Des filets à papillons. Sans doute une autre spécialité de la région…

Il freina brusquement.

« Cherche vers le ciel. »

« Des Jalons qui Volent et Foisonnent. »

Des papillons !

Dès la première ville, Ringlet, un coup d’œil dans les boutiques lui confirma son intuition : les papillons étaient la spécialité de la région. Il pénétra dans l’une des échoppes et se fit expliquer le phénomène : les Cameron Highlands avaient développé des espèces endémiques, liées à l’altitude, dont la beauté était unique au monde. Il reprit sa route. À Tanah Rata — deux milles mètres d’altitude —, il trouva un restaurant chinois et s’installa au fond de la salle. À quinze heures, le lieu était désert. Il commanda un café. Les papillons. Il ne parvenait pas à s’extraire cette idée de la tête. « Cherche vers le ciel. » « Des Jalons qui Volent et Foisonnent. » Cela pouvait coller.

Buvant à petites lampées une mousse brune aux relents javellisés, il imagina des pratiques meurtrières et perverses, à base de papillons. Reverdi lui apparut, déposant ces insectes sur les femmes ensanglantées, plaquant les ailes colorées sur les plaies, observant cette caresse palpitante sur les incisions.