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Un détail lui revint. Le taux de glucose anormal. Reverdi avait forcé Pernille Mosensen à ingurgiter des aliments sucrés. Pour attirer les papillons ?

Il commanda un second café. Il lui vint à l’esprit une restriction. Cette hypothèse rappelait le roman de Thomas Harris, Le Silence des agneaux, où le tueur plaçait des chrysalides dans la gorge de ses victimes. Or, Marc en était certain, Reverdi ne subissait aucune influence. Jamais il ne se serait inspiré des crimes d’un autre. Et surtout pas issus d’un roman. D’une fiction qui, à ses yeux, avait valeur de chimère. Alors quoi ?

Assis dans la salle faiblement éclairée, il distinguait, au-delà de la terrasse, la rue principale de la petite ville. Le mélange des styles régnait toujours : des épiceries asiatiques, des bâtiments coloniaux et aussi, plus curieux, des chalets, des constructions montagnardes — Tanah Rata ressemblait à un village alpin.

Il se concentra sur les passants. Des écoliers, bringuebalant leurs cartables sur le dos. Des adultes nonchalants, multipliant les origines : Malais, Chinois, Indiens. Des touristes aussi, apportant leur propre note exotique. Il se concentra sur deux jeunes femmes, blondes et roses, portant des gros croquenots et d’énormes sacs à dos. Sa conviction revint en force.

Reverdi était venu ici.

Il avait chassé sur ces sommets.

Il se leva et paya.

Les papillons : il n’avait qu’à vérifier.

Il visita les ateliers d’encadrement, où les lépidoptères sont placés sous verre. Il posa ses questions dans l’indifférence générale. Les ouvriers chinois daignaient à peine lever les yeux de leur ouvrage. Il partit à l’assaut des serres d’élevage, aux alentours de la ville, où on cultive des plantes secrètes — les seules dont se nourrissent les chenilles des plus belles espèces. Nouvel échec. Chacun reconnaissait le portrait de Jacques Reverdi — mais pour l’avoir vu à la une des journaux. Il grimpa dans les hauteurs de la ville, sonnant aux portes des riches grossistes han, ceux qui exportent à travers le monde papillons, insectes et reptiles. Mêmes dénégations : personne n’avait jamais rencontré Reverdi.

À dix-huit heures, Marc se mit en quête d’un hôtel. Exténué, il refusait encore de s’avouer vaincu. Mais le crépuscule lui brouillait les idées. Le doute s’insinuait. Reverdi avait parlé de hauteur et il s’était précipité à la montagne. Ensuite, il s’était inventé un film à propos de ces papillons. Tout cela ne reposait sur rien…

Les hôtels de la ville étaient complets. Marc s’aventura dans les environs de Tanah Rata. Il découvrit un manoir en crépi blanc, avec créneaux revêtus de lierre, hautes cheminées et parasols sur la terrasse, à rayures blanches et noires. Le Lake House.

L’Indien à l’accueil demanda, avec un accent britannique exagéré :

— Nous allons chercher votre matériel ?

— Mon matériel ?

— Vous n’êtes pas chasseur ? Chasseur de papillons ?

— Pas du tout.

Le visage sombre se fendit d’un sourire servile :

— Excusez-moi. Nous avons déjà ici un Français. Un chasseur très connu. Alors, je pensais…

Marc fit le compte. Chasseur. Français. Forêt. Confusément, ce profil le rapprochait de Reverdi. Il décida de tenter sa chance. La dernière de la journée.

— Ce chasseur, il est rentré de sa journée ?

Le portier prit une expression narquoise :

— Il vient de partir, au contraire.

— À six heures du soir ?

— Monsieur, nous parlons de papillons nocturnes.

41

L’heure verte.

Ce fut le terme qui lui vint aux lèvres, lorsqu’il descendit de voiture. Il avait suivi les indications de l’Indien : emprunter la route jusqu’au panneau indiquant la « mission luthérienne », puis prendre en face le sentier qui s’enfonçait dans la végétation. Il avait roulé pendant trois cents mètres, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus avancer en voiture. Le chemin stoppait à flanc de colline, s’ouvrant sur une jungle foisonnante, en étages, qui se refermait également au-dessus de sa tête.

L’heure verte.

Le moment où l’ombre s’épanche sous les arbres. Où tout semble s’agencer pour que la forêt s’assoupisse, mais où elle s’éveille au contraire. Marc était transporté. Les bruits, autour de lui, devenaient assourdissants. Castagnettes en rafales, sifflements aigus, raclements sourds : des cohortes d’oiseaux, invisibles, s’excitaient sur leurs branches. Parfois, d’autres sons s’élevaient, simplement de passage : ronflement d’un vol de corbeaux, tintement d’un bec rieur, qui s’éloignait aussitôt entendu. Mais surtout, en toile de fond, résonnait le long cliquettement des herbes hautes, roseaux, palmes ou fougères, qui bordaient le sentier et l’invitaient, comme des vagues, à plonger dans leurs flots.

Il se mit en route. Le portier avait dit : « Attendez la nuit et repérez la lumière. » Le chasseur nocturne utilisait des projecteurs. Il descendit le flanc de la colline. La morsure du vent se précisait. Il releva son col de veste et s’enfonça encore.

Les herbes, les arbres s’agitaient, se creusaient, se déhanchaient, comme pris d’une excitation langoureuse au contact de l’ombre. Les odeurs s’élevaient, se vivifiaient. Tous les sens de la forêt étaient ouverts. Marc ne parvenait pas à identifier la cause de cet éveil. Qu’attendait la jungle ? Pourquoi s’animait-elle ainsi ?

Alors, la pluie survint.

D’abord quelques touches. Puis un clapotis régulier, qui couvrit les cris d’oiseaux. La forêt, assoiffée, asséchée par les heures brûlantes de la journée, vidée de ses essences par la fournaise, se réveillait pour boire.

Il descendait toujours. Un vieux court de tennis apparut parmi les feuillages. Toujours le même paradoxe : alors qu’il pensait avoir renoué avec la sève primitive du monde, il croisait les traces omniprésentes de la civilisation. Mais dans une version délabrée : des feuilles mortes, des lianes, des lierres avaient pris la place du filet et des marquages.

Il contournait l’esplanade quand la véritable averse commença. Marc avait renoncé à s’abriter. Au contraire, il s’avançait en bordure des précipices, pour admirer les paliers de jungle, qui miroitaient sous ses pieds. Les frondaisons ressemblaient maintenant à des rouleaux sombres, oscillant dans la pluie pour se résoudre en une écume verdoyante. Toute la végétation roulait, brillait, crépitait, révélant un vert qui n’était plus une couleur mais un cri.

Il descendit encore et rencontra une rivière. Il se retourna par réflexe : l’obscurité avait effacé son chemin. Plus de sentier, plus de court de tennis, plus de voiture… Juste un décor indistinct, comme si la nuit lui tournait le dos. « Repérez la lumière. » Il n’y avait pas le moindre signe de projecteur alentour.

Il choisit de traverser le cours d’eau, en suivant un gué de cailloux, qu’il apercevait vaguement dans l’ombre, à quelques mètres sur sa gauche. Quand il eut atteint l’autre rive, trempé jusqu’à la taille, les ténèbres avaient achevé leur œuvre. Il avança encore, à tâtons, se maudissant de n’avoir pas pris une lampe, quand une voix retentit :

— What’s going on ? Who is here ?

Stupéfait, Marc prononça quelques mots en français. Seul le silence lui répondit. Puis, d’un coup, alors que rien ne le laissait prévoir, un jet de lumière blanche éclaboussa les arbres, avec une violence de bloc chirurgical.