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Des boîtes métalliques étaient alignées le long des murs. Des boîtes de conserve, des pots de peinture qui grondaient, vibraient et avaient une fâcheuse tendance à avancer toutes seules. Marc n’avait aucune difficulté à imaginer ce qui grouillait là-dedans. La nuit précédente, après son expédition forestière, ses rêves avaient été peuplés de guêpes et de bourdons. Il y avait aussi des bouteilles remplies de miel, des bocaux contenant de la cire d’abeille.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Le ton était hostile. Wong-Fat s’encadrait dans les portes vitrées, près de la balancelle. Il devait avoir une soixantaine d’années mais il portait son âge à la chinoise : pas de rides, pas de cheveux blancs. Un visage grêlé comme la peau d’une orange. Rien qui trahisse quoi que ce soit de sa personne.

Marc s’excusa — on était dimanche — et expliqua, toujours dans son plus bel anglais, les raisons de sa visite. L’enquête. Le Limier. Jacques Reverdi.

— Je ne dirai rien.

Cela avait le mérite d’être clair. Quelques secondes passèrent ainsi, dans un silence ponctué de craquements, de bourdonnements provenant des boîtes. Marc était à court d’idées — et aussi d’énergie. Il dit sans conviction :

— Écoutez… J’ai parcouru douze mille kilomètres et…

— Pas un mot sur cet homme. Au revoir, monsieur.

Les grondements autour d’eux s’amplifièrent, comme si les insectes sentaient la colère de leur maître. Marc effectua un geste de lassitude et tourna les talons. Puis, dans un sursaut, il revint sur ses pas :

— Je vous en prie. C’est très important pour moi.

— Je n’ai rien à vous dire. Si je devais parler, ce serait à la police de mon pays.

Marc sentit une nuance souterraine dans l’intonation. Durant ses interviews, il écoutait les timbres, les inflexions des voix. Un discours subliminal était toujours perceptible. Ainsi, le marchand d’insectes voulait dire exactement le contraire. Parler à la police : c’était la dernière chose qu’il souhaitait. Marc tenta un coup de bluff :

— Alors, allons-y ensemble. Vous parlerez au poste de Tanah Rata.

L’homme lui lança un regard furieux.

— Au revoir.

Il se dirigea vers le portail et attrapa la poignée de la grille. Marc le rejoignit, mais pour lui barrer la route :

— Très bien. J’y vais seul et je reviens avec eux.

Les doigts se crispèrent sur les barreaux.

— Qu’est-ce que vous voulez au juste ?

La voix était moins agressive.

— Tout ce que vous savez sur Reverdi. Ce qu’il vous achetait et pourquoi. Je vous jure que ça restera entre nous.

— Entre nous ? Un journaliste ?

Le soleil était déjà haut. Marc se plaça dans l’ombre de l’arbre.

— J’en parlerai seulement dans mon article. Sans citer mes sources.

— Quelle garantie pouvez-vous me donner ?

— La garantie du bon sens. Mes lecteurs sont français. Ils s’intéressent à Jacques Reverdi, pas à Wong-Fat. Votre nom ne dirait rien à personne.

Le marchand ne lâchait pas la grille, mais son corps se détendit. Marc avait l’intuition qu’il ne bougerait plus. Tout se passerait ici, en quelques minutes. Il attaqua aussitôt :

— Qu’est-ce que vous avez vendu à Reverdi ?

— Je ne peux pas le dire.

— Vous avez peur d’être accusé de complicité ?

Wong-Fat le regarda, avec étonnement.

— Il ne s’agit pas de ça. Pas du tout.

— Que craignez-vous alors ?

L’homme observait intensément le sol. L’ombre des feuillages, au-dessus d’eux, dansait sur ses traits grêlés.

— C’est à cause de mon fils.

— Votre fils ?

Marc ne comprenait rien.

— Mon fils… (Il désigna la maison, la piscine, les boîtes qui frémissaient encore.) Pas un scorpion, pas un papillon que je n’aie vendu pour lui. Pour lui offrir le meilleur. Les écoles privées. La faculté de droit, en Grande-Bretagne…

Il s’arrêta. Les bestioles, dans leur prison, semblaient aussi se calmer. À l’unisson avec leur maître.

— Mon fils. Un bon à rien. Un homme mauvais.

— Mauvais ?

Son visage paraissait crispé sur cette idée. La légèreté des ombres contrastait avec la fermeté de ses traits. Marc jeta un œil sur les branches : elles étaient constellées de longs insectes verts, en forme de brindilles. Inexplicablement, le nom de ces bestioles lui vint au bord des lèvres : des phasmes. D’où sortait-il cette connaissance ?

Wong-Fat répéta :

— Des pulsions mauvaises.

Marc ne voyait pas le lien avec Jacques Reverdi. Mais il fallait laisser aller la confession.

— Nous sommes dans un pays où certaines choses sont plus faciles qu’ailleurs… Pour quelques ringgits, on peut satisfaire beaucoup de désirs. En Thaïlande, c’est pire. Une poignée de bahts et tout est possible.

L’homme s’arrêta. Ses paroles étaient tournées vers lui-même. Marc était fasciné par les sillons des phasmes qui défilaient sur ses traits.

— À son retour d’Angleterre, mon fils partait de plus en plus souvent vers le nord, à la frontière thaïe. Une fois, je l’ai suivi. J’ai repéré chaque bordel où il se rendait. J’ai interrogé les tauke — les Chinois qui tiennent ce genre d’établissements. Sur les goûts, les préférences de mon fils. Ce que j’ai appris m’a fait horreur.

De nouveau, le silence, avec, au fond, un pianissimo de timbales, de faibles roulements de caisse claire.

— Au début, il cherchait simplement des vierges… (Il eut un bref sourire, une sorte de tic.) C’est odieux, mais dans nos régions, c’est classique. Surtout avec le sida. Et puis, chez les Han, les vierges passent pour une source de jouvence. Mais ce n’était pas ce qui intéressait mon fils. Pas du tout.

Les insectes dessinaient toujours un croquis de terreur sur son teint bistre :

— Il buvait leur sang. (Il planta ses yeux dans ceux de Marc comme pour braver son jugement.) Il les déflorait et buvait leur sang.

Marc songea au soupçon d’Alang : Reverdi en vampire. Il se rappela aussi les renseignements qu’il avait demandés à Élisabeth : le sang des règles, de la virginité. Non. Il n’y croyait pas. Wong — Fat continuait, emporté par son élan :

— J’ai découvert des choses plus immondes encore. Il demandait aux autres filles de lui garder les préservatifs usagés. Il exigeait qu’on lui pisse dessus. Qu’on ligature son sexe, pour qu’il ne puisse pas jouir. Il faisait subir aux gamines des choses que je n’oserai pas vous répéter. Je me suis rendu compte qu’il volait des scorpions, des serpents, pour ses séances. Des fillettes de dix ans. Il terrifiait tous les bordels de la frontière. Et c’est moi qui payais ça !

Nouveau silence. Le soleil devenait insupportable. Le marchand ne semblait pas s’en rendre compte.

— Quand je suis rentré à Tanah Rata, je l’ai empoigné. Les mots ne venaient pas. Je lui ai craché au visage. Il m’a souri et m’a dit : « Continue, j’adore. » Je me suis mis à le frapper. À le cogner de toutes mes forces.

Wong-Fat avala un sanglot, avec difficulté. Marc pressentait qu’il n’était pas fréquent de voir un Chinois pleurer.

— Je ne pouvais plus m’arrêter. J’ai frappé, frappé… Une haine incroyable se libérait. À croire que je l’avais toujours haï.

Il sourit tout à coup, admirant le paysage dévasté de sa vie :

— Quand j’ai réussi enfin à m’arrêter, il était couvert de sang. J’ai entendu quelque chose d’aigu, de ténu… Il pleurait. Mon petit garçon pleurait. Je me suis précipité. Toute ma haine m’avait quitté. Je l’ai pris dans mes bras et là, j’ai cru mourir : il riait. Il riait !