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Wong-Fat s’arrêta, puis envoya un coup de pied dans une boîte de chicorée qui traînait là : le couvercle s’ouvrit et libéra de gros tricornes, qui s’envolèrent dans un ronflement d’hélicoptère.

— Ce salopard était recroquevillé sur sa propre jouissance. J’ai vu ses mains : il avait les deux poings serrés sur son entrejambe. Il se touchait pendant que je le tabassais.

Il fixa Marc de ses yeux noirs, aux contours jaunâtres :

— Je suis un homme simple, monsieur. J’ai toujours vécu avec les insectes. Tout ce que j’ai gagné, c’est grâce à eux. Comment je pourrais comprendre des déviations pareilles ? Je l’ai chassé. C’est un monstre.

Il y eut un long silence. Marc ne voyait toujours pas la raison de cette confession. Il s’aperçut qu’un phasme trottinait sur sa main. Il ne bougea pas, de peur d’interrompre les confidences :

— Et Reverdi ? Quel est le lien avec votre fils ? Ils se connaissent ?

— Mon fils est aujourd’hui avocat, à Kuala Lumpur.

— Et alors ?

— Mon fils est l’avocat de Jacques Reverdi. Il a été soi-disant commis d’office. Mais je sais qu’il a payé pour avoir l’affaire. Il est fasciné par ce tueur.

La révélation explosa dans son esprit. Comment n’avait-il pas fait le rapprochement ? Lui qui avait envoyé ses plis à « Jimmy Wong-Fat » ? Le vampire était le défenseur de Jacques Reverdi. Soudain, un malaise le saisit : Jimmy était le seul être humain, avec lui et Reverdi, à connaître l’existence d’Élisabeth. Cette fois, il secoua son bras, pour se débarrasser des insectes.

— Il est allé à Reverdi comme un disciple va à son maître, conclut le Chinois. Pour se perfectionner dans le domaine du mal. Je ne veux pas qu’on sache que moi aussi, je connaissais cet assassin. Cela pourrait aggraver les soupçons sur mon fils.

Marc sentit que le marchand avait terminé ses aveux. Sans lui révéler l’essentiel.

— Pouvez-vous au moins me dire ce qu’il vous achetait ?

Le négociant nia de la tête et ouvrit la grille :

— Non. Je veux oublier tout ça. Maintenant que je sais que Reverdi est un tueur, je devine ce qu’il fait aux filles.

— Quoi ?

L’homme cracha par terre :

— Laissez tomber. Ça dépasse l’entendement.

La vérité était là, toute proche, mais il savait déjà qu’il ne l’obtiendrait pas.

— Je vous en prie… Qu’est-ce qu’il vous achetait ? Répondez-moi. Sinon, je vais voir les flics, je…

— Allez voir qui vous voudrez. Je m’en fous. Au fond, je n’attends plus qu’une chose : qu’on pende Reverdi. Au plus vite. Avant qu’il n’ait fait de mon fils un tueur.

43

La route prenait feu dans le crépuscule.

Marc roulait pied au plancher, ne se préoccupant plus de tenir ni sa gauche ni sa droite. Submergé par son sentiment de défaite. Reverdi lui avait bien indiqué la direction des Cameron Highlands. C’était là-bas qu’un secret était à découvrir. Mais il l’avait manqué. Il n’avait pas découvert les « Jalons d’Éternité ».

Un voyage pour rien.

Et des conséquences sans retour.

« Tu n’auras droit à aucune erreur », avait écrit Reverdi. Marc sentait brûler un goût d’amertume dans sa gorge. Il frappa son volant et se concentra sur la route.

Les forêts s’approfondissaient, la ligne de l’horizon flambait. Le paysage entier devenait une liqueur rose, lourde, languissante. Dans ce tableau, les voitures, flèches de métal surchauffé, filaient, vibraient, en images accélérées, saccadées. On était dimanche soir : un retour de week-end, version fulminante.

À la sortie de l’autoroute, aux environs d’Ipoh, sur la nationale qu’il avait déjà repérée à l’aller pour ses dangers, le chaos culminait. Alors que le paysage perdait toute précision, les voitures fonçaient sans prudence. Elles doublaient sur la droite, sur la gauche, au centre, mordant les bas-côtés, klaxonnant pour se frayer un passage qui n’existait pas — qui ne pouvait pas exister.

Cramponné au volant, Marc braquait en retour, évitant de justesse les collisions. Bientôt, la poussière ocre s’assombrit au point de devenir noire. La circulation se ralentit. Tout le monde dut rouler au pas. Des flaques d’huile sur la chaussée : un accident. Une fumée noirâtre laissant échapper, par convulsions, une vision de l’enfer.

Une voiture avait déboîté, sur la droite, et percuté un camion, qui fonçait en sens inverse. Elle brûlait maintenant, encastrée sous la calandre du semi-remorque. Impossible de ne pas imaginer le conducteur, tranché en deux. On ne voyait rien, mais le sang, les flammes, l’odeur faisaient foi. Comme tous les autres, parvenu au niveau de la scène, Marc plissa les yeux dans cette direction, redoutant ce qu’il pourrait voir…

Les secours n’étaient pas encore arrivés mais plusieurs automobilistes marchaient le long de la chaussée, cramponnés à leur téléphone portable. Marc avançait toujours. Il crut, avec soulagement, avoir dépassé la zone menaçante, quand il aperçut une forme sombre reposant dans l’herbe.

Un bras.

Un bras sectionné, projeté à plus de vingt mètres de l’impact.

Quelques conducteurs l’avaient remarqué, mais personne n’osait y toucher. Dans ce détail horrifique, Marc vit un présage. Il fallait qu’il abandonne l’enquête — dans le cas peu probable où l’enquête ne l’abandonnerait pas d’elle-même. Un danger planait. Il fallait qu’il stoppe cette machination. Qu’il rentre à Paris aussi vite que possible.

À cet instant, il saisit la raison de sa peur. L’idée, encore confuse, que Jacques Reverdi n’était pas seul. Que son avocat, le gros pervers, pouvait constituer un instrument de vengeance à l’extérieur de la prison. Que se passerait-il si le tueur découvrait la combine ? S’il lançait son « chien » à la poursuite de l’imposteur ?

Il accéléra sans se retourner.

Il retrouva sa chambre d’hôtel à vingt-deux heures.

Sans air ni fenêtre. Il brancha l’air conditionné à fond et vida ses poches dans le vacarme de la ventilation. Il avait encore dans la gorge l’odeur de chair grillée. Il se sentait sale, souillé, imprégné de mort et de poussière.

Il déposa sur le guéridon ses clés, les cartes de visite du Dr Norman, des marchands d’insectes qu’il avait rencontrés, puis une carte qu’il ne reconnut pas, écrite en idéogrammes chinois.

Il la retourna : le verso était rédigé en alphabet latin.

La carte de « Monsieur Raymond », qu’on lui avait donnée sur le trottoir du Hard-Rock Café. Marc lut la ligne sous les coordonnées téléphoniques : « Toutes les filles qu’il vous faut. »

Pourquoi pas ?

Pour effacer le goût de la mort, il avait besoin d’un traitement de choc.

Tout de suite, elle plut à Marc.

Petite, athlétique, elle évoquait une enfant gymnaste. Ses cuisses bombées, ses seins busqués soulevaient une fine robe de mousseline noire. Sa présence diffusait une énergie sensuelle, une force de désir, qui coupait le souffle, asséchait la gorge.

Mal à l’aise, elle s’assit dans l’unique fauteuil de la chambre et se planqua derrière sa mèche. Son visage cadrait avec le caractère fruste du corps : traits rudes, pommettes saillantes, yeux en chas d’aiguille. « La beauté d’un poignard », pensa Marc. Mais il fantasmait : c’était une simple frimousse de paysanne déguisée en pin-up.