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Il retrouvait les fantômes qui venaient mendier à l’infirmerie n’importe quel médicament, pour soulager leurs souffrances. Ils revenaient ensuite ici, dans ces tuyaux abandonnés. À trafiquer leurs pilules. À se faire des fixes d’eaux usées. À se contaminer les uns les autres avec des seringues usagées. Il ne se posait plus de questions sur les motivations d’Éric. Quelqu’un se planquait dans ce mouroir.

Ils enjambèrent des corps inertes. Jacques repérait des signes familiers. Veines boursouflées et dures ; membres bleuis d’hématomes ; visages crevés d’os. Il remarquait aussi des mains sans doigts, des pieds sans orteils. Un classique dans les prisons : les héroïnomanes, enfoncés dans leur trip, perdaient toute sensibilité. Pendant qu’ils planaient, les rats venaient leur dévorer les extrémités. Ils se réveillaient plus tard, rongés comme des jambons à l’os.

Reverdi réalisa qu’ils étaient parvenus dans une sorte de « salle de conseil ». Des hommes, immobiles, étaient assis en tailleur, autour d’un feu central, les yeux fixes. Seules leurs mâchoires s’activaient. Elles mastiquaient, inlassablement. Ces bouches semblaient possédées par un démon, alors que le reste du corps était mort.

— Le dross, souffla Éric. Le déchet de la pipe d’opium. C’est tellement dur qu’on peut plus le fumer. Alors, ils le mangent. Ils le mâchent jusqu’à pouvoir l’avaler et en tirer quelques effets…

Reverdi sentit une nouvelle vague de fureur le saisir.

— J’en ai plein le cul de ta visite guidée. Tu vas m’expliquer ce qu’on fout là !

Le bec-de-lièvre lui servit un sourire noyé de sueur. Une tête de poisson baignée de graisse :

— T’énerve pas. On est arrivés.

— Mais où, putain ?

Éric désigna le fond du tuyau, sur sa gauche. Une ombre grelottait, recroquevillée, les genoux ramenés contre le torse. Reverdi se pencha. C’était Hajjah, le fils à papa qui claquait l’argent de maman pendant que papa croyait lui infliger une « vie à la dure ». Il était méconnaissable. La peau sur les os. Le regard creusé. Il ne cessait de renifler.

Éric murmura :

— Il a voulu jouer au plus fin : traiter en direct avec les Chinois. En représailles, Raman a convoqué son père et lui a tout raconté. Le fric en douce. La dope. Tout. Le père a coupé, vraiment, les ponts. Hajjah a rien pris depuis cinq jours. Et il est couvert de dettes.

Reverdi se souvint que le môme, mû par un pressentiment, était déjà venu lui demander de l’aide.

— Tu peux me dire ce que j’en ai à foutre ?

— S’il paye pas, les Han vont lancer les Philippins sur lui…

Jacques tourna les talons sans répondre. Éric l’attrapa par son tee-shirt. Cette fois, Reverdi le plaqua contre la paroi voûtée.

— N’insiste pas, souffla-t-il, sinon…

— Y a que toi qui puisses faire quelque chose, implora le nain. Négocie avec les Chinois. Qu’ils lui accordent un délai… Son père va finir par raquer…

Il noua son poing pour lui faire définitivement avaler son bec-de-lièvre, mais à cet instant, il eut un flash qui le stoppa net. Sur le visage d’Éric, se superposaient les traits magnifiques d’Élisabeth. Ses pupilles noires, légèrement asymétriques. Son sourire pâle, à peine inscrit sur sa peau brune. Pourquoi se mentir ? Il l’aimait. Il en était fou : il ne pouvait pas l’abandonner.

Il baissa la main et relâcha Éric, qui glissa sur le mur incurvé. Il venait de prendre une décision. Il n’allait pas donner une chance à Hajjah, mais à sa bien-aimée. Il allait lui donner un nouvel indice. Si elle réussissait, alors il sauverait le môme…

— Ma réponse dans deux jours, dit-il en jetant un regard au gosse immobile.

46

Le vert était la couleur de Kuala Lumpur.

Le gris était celle de Phnom Penh.

Les grandes avenues étaient bordées d’immeubles plats, à un seul étage, couleur de ciment. Les arbres, aux frondaisons si larges qu’elles se touchaient au-dessus de l’asphalte, étaient gris eux aussi. Sur la chaussée, des milliers de vélos, de mobylettes, de cyclo-pousse n’offraient pas plus de couleur. Et toutes les silhouettes qui les chevauchaient, masquées d’un sarong, flottaient sur leurs selles comme des drapeaux de cendre.

En débarquant à Phnom Penh, à 17 heures, Marc avait dû régler sa montre : une heure de moins qu’à Kuala Lumpur. En réalité, il avait régressé d’un siècle ou deux. Finies les grandes tours de verre, les galeries commerciales, la frénésie de consommation. Le rêve asiatique adoptait ici un profil beaucoup plus modeste — les frêles épaules khmères. Le développement économique balbutiait. On revenait ici dans l’Asie intime, ancestrale, foisonnante.

Dans son taxi, Marc exultait. Ce matin encore, il pensait que tout était fini. Reverdi ne donnait plus de nouvelles. Le contrat était rompu. Tout le lundi, il avait hésité sur la suite des opérations : retourner aux Cameron Highlands ? Continuer l’enquête en solitaire ? Rentrer à Paris et s’avouer vaincu ? Il ne parvenait pas à accepter sa défaite.

Le mardi après-midi, il avait capitulé. La mort dans l’âme, il avait appelé la compagnie Malaysian pour connaître les horaires des vols de retour puis il avait effectué une réservation.

Le lendemain, consultant sa boîte aux lettres pour vérifier sa réservation, il avait découvert un message de Reverdi.

Un e-mail hyper-sibyllin, mais qui signifiait que le contact était renoué. L’assassin avait simplement écrit :

« Cambodge. »

Marc avait bouclé son sac et filé à l’aéroport, en quête d’un avion pour Phnom Penh. Il avait réussi à embarquer à seize heures — un record de rapidité. Moins d’une heure plus tard, il atterrissait dans la capitale khmère. Durant le vol, il avait soupesé ce simple mot comme une pépite d’or. Reverdi lui donnait une nouvelle chance. Une nouvelle voie pour identifier les Jalons d’Éternité.

« Cambodge ».

Il le plaçait sur la piste d’un autre de ses meurtres.

Linda Kreutz.

Février 1997.

Angkor.

Les doigts serrés sur son sac, Marc s’enfonçait maintenant dans la ville morne. Il était déjà venu ici, une fois, en 1994, pour réaliser un reportage sur la famille royale. Il se souvenait du caractère atone de la ville. Le grand gris qui recouvrait tout. Pas seulement les murs, mais aussi les âmes. Vingt ans après, le Cambodge était toujours en état de choc, assourdi par le génocide des Khmers rouges. C’était un pays cerné par les fantômes, où on parlait à voix basse, où chacun survivait avec ses blessures, et ses morts.

Par la vitre du taxi, Marc surprenait pourtant une secrète effervescence. Les bâtiments n’avaient aucun caractère, mais les commerces regorgeaient de couleurs, de détails, d’écritures ourlées. Étoffes, paillettes, matériel hi-fi entreposés sur les trottoirs… Même feutrée, même assourdie, la vie était là. Elle débordait et, paradoxalement, semblait plus réelle qu’à Kuala Lumpur. À la différence de la capitale malaise, où tout était lisse, ordonné, climatisé, les matières et les hommes retrouvaient ici leur texture, leur relief, leur sensualité.

Dans le soir, les avenues viraient peu à peu au crème, au beige, au rose, accusant leurs trottoirs de latérite, leurs franges de terre piétinés par des pieds nus. Les bâtiments paraissaient s’évaporer en une nuée de poussière rouge, révélant leur chair de brique.

L’air se couvrait de pigments, se fragmentait en milliards de particules. Et, au bout des avenues, le soleil paraissait attirer à lui ces nuages pourpres, abandonnant à l’obscurité des silhouettes vides, des ombres mortes… Dans ce creuset rougeoyant, même les mobylettes, traits noirs enracinés au sol, semblaient s’envoler, rouler vers le ciel, montant à l’assaut des nuages.

Alors, le Palais Royal apparut.

Des toitures étincelantes, des ornements ciselés, des flèches miroitantes, entourés par de hauts murs aveugles, jaune safran. Ces bâtiments ressemblaient à une flottille d’or, aux mâts dressés, aux voiles gonflées, rentrant lentement au port, à l’intérieur de l’enceinte.

Marc était arrivé. Non pas qu’il comptât dormir au palais, mais dans l’hôtel situé juste en face. Le Renaksé, l’hôtel des Occidentaux, aussi décrépit que son voisin était clinquant. Marc avait séjourné ici lors de son premier voyage.

L’édifice possédait un vrai charme. Situé au fond d’un parc, abrité par de grands arbres secs, il s’ouvrait en deux galeries ajourées, aux carrelages crème et chocolat, qui donnaient accès aux chambres. Des grands fauteuils d’osier ponctuaient la terrasse centrale, incitant à la rêverie tropicale.

Le temps qu’il remplisse sa fiche, au comptoir, Marc aperçut, installés dans ces fauteuils, quelques spécimens d’Occidentaux qui cadraient bien avec le décor. Pas des touristes ordinaires ; plutôt des routards, des journalistes épuisés, ou encore des salariés d’ONG, nombreuses dans ce pays en reconstruction, qui paraissaient toujours débordés et inutiles.

Marc se glissa dans la galerie, redoutant de rencontrer une vieille connaissance ou d’avoir à entamer une conversation. Sa chambre était lugubre. Grande, vide, sombre, elle était seulement dotée d’un lit de bois noir, sous un ventilateur en panne. Les fenêtres, qui donnaient visiblement sur les cuisines, étaient obstruées par des volets verrouillés. La température devait s’élever ici à plus de trente-cinq degrés.

Il haussa les épaules : il ne comptait pas rester à Phnom Penh. Son enquête l’amènerait forcément sur les traces de Linda Kreutz, à Siem Reap, près des temples d’Angkor.

Son enquête…

Mais par quoi commencer ?

Il n’attendait plus de message. Il savait qu’Élisabeth était à l’épreuve : elle devait progresser seule. Toutefois, il brancha son ordinateur et se connecta à la ligne téléphonique. Il avait reçu un nouveau signe. Reverdi avait simplement écrit :