Выбрать главу

Dans le soir, les avenues viraient peu à peu au crème, au beige, au rose, accusant leurs trottoirs de latérite, leurs franges de terre piétinés par des pieds nus. Les bâtiments paraissaient s’évaporer en une nuée de poussière rouge, révélant leur chair de brique.

L’air se couvrait de pigments, se fragmentait en milliards de particules. Et, au bout des avenues, le soleil paraissait attirer à lui ces nuages pourpres, abandonnant à l’obscurité des silhouettes vides, des ombres mortes… Dans ce creuset rougeoyant, même les mobylettes, traits noirs enracinés au sol, semblaient s’envoler, rouler vers le ciel, montant à l’assaut des nuages.

Alors, le Palais Royal apparut.

Des toitures étincelantes, des ornements ciselés, des flèches miroitantes, entourés par de hauts murs aveugles, jaune safran. Ces bâtiments ressemblaient à une flottille d’or, aux mâts dressés, aux voiles gonflées, rentrant lentement au port, à l’intérieur de l’enceinte.

Marc était arrivé. Non pas qu’il comptât dormir au palais, mais dans l’hôtel situé juste en face. Le Renaksé, l’hôtel des Occidentaux, aussi décrépit que son voisin était clinquant. Marc avait séjourné ici lors de son premier voyage.

L’édifice possédait un vrai charme. Situé au fond d’un parc, abrité par de grands arbres secs, il s’ouvrait en deux galeries ajourées, aux carrelages crème et chocolat, qui donnaient accès aux chambres. Des grands fauteuils d’osier ponctuaient la terrasse centrale, incitant à la rêverie tropicale.

Le temps qu’il remplisse sa fiche, au comptoir, Marc aperçut, installés dans ces fauteuils, quelques spécimens d’Occidentaux qui cadraient bien avec le décor. Pas des touristes ordinaires ; plutôt des routards, des journalistes épuisés, ou encore des salariés d’ONG, nombreuses dans ce pays en reconstruction, qui paraissaient toujours débordés et inutiles.

Marc se glissa dans la galerie, redoutant de rencontrer une vieille connaissance ou d’avoir à entamer une conversation. Sa chambre était lugubre. Grande, vide, sombre, elle était seulement dotée d’un lit de bois noir, sous un ventilateur en panne. Les fenêtres, qui donnaient visiblement sur les cuisines, étaient obstruées par des volets verrouillés. La température devait s’élever ici à plus de trente-cinq degrés.

Il haussa les épaules : il ne comptait pas rester à Phnom Penh. Son enquête l’amènerait forcément sur les traces de Linda Kreutz, à Siem Reap, près des temples d’Angkor.

Son enquête…

Mais par quoi commencer ?

Il n’attendait plus de message. Il savait qu’Élisabeth était à l’épreuve : elle devait progresser seule. Toutefois, il brancha son ordinateur et se connecta à la ligne téléphonique. Il avait reçu un nouveau signe. Reverdi avait simplement écrit :

« Cherche la fresque. »

47

Marc se réveilla à neuf heures du matin. Il jura : il venait de rater le vol pour Siem Reap. Il allait devoir passer une journée à Phnom Penh en attendant l’avion du soir. Comment s’occuper ? Cette nuit, il avait réfléchi à l’ordre de Reverdi : « Cherche la fresque. » Le jeu de piste reprenait de plus belle. Et il n’avait pas de doute sur le lieu où il devait chercher : les temples d’Angkor, qui comptaient des milliers de bas-reliefs et d’ornements. Cela promettait.

Après un petit déjeuner frugal, il décida de tirer profit de ces quelques heures dans la capitale et d’en revenir aux bonnes vieilles méthodes. Celles qu’un journaliste français utiliserait pour avancer dans son enquête. Après quelques coups de téléphone, il prit une « mobylette-taxi » et se rendit au principal journal francophone de la ville : Cambodge Soir.

Ses locaux se situaient dans une rue de terre battue, au cœur du centre-ville. Un immeuble gris, marqué d’humidité, agrémenté d’un écriteau bleu et blanc, dans le style des anciens panneaux de rues parisiens.

Après avoir demandé à voir le rédacteur en chef et donné sa carte de visite, il fit les cent pas dans le hall : une pièce sombre, de ciment nu, où étaient entreposées des mobylettes empestant l’essence. Au fond, sous un escalier, s’ouvrait une salle plus obscure encore, dont la seule fenêtre était bouchée par des paquets de journaux. Marc s’avança, intrigué par ce capharnaüm.

Une salle d’archives.

Durant sa carrière, il en avait vu de nombreuses mais celle-ci battait tous les records de désordre et d’abandon. Chaque mur était tapissé de casiers, d’où débordaient des liasses de papier sale. Des journaux si vieux, si détériorés, qu’ils rappelaient plutôt des lianes mortes qu’une mémoire imprimée. Le centre de l’espace était encombré par un tas d’ordinateurs cassés, mêlés à des fauteuils brisés, cul par-dessus tête, et à des livres tachés de cambouis.

Inexplicablement, cet espace sinistre lui rappela une autre salle d’archives, pourtant beaucoup plus propre, qu’il avait arpentée en Sicile. Après la mort de Sophie, il y était retourné pour y trouver des photos du corps — tel qu’il l’avait découvert mais dont il ne se souvenait plus. Il revoyait encore ces clichés : la bouche carbonisée, le ventre ouvert, les viscères sur le sol. Mais il les revoyait avec la netteté du papier glacé. Impossible de se souvenir du moindre détail… réel.

— Vous êtes là pour Reverdi ?

Marc se retourna. Une silhouette se découpait à contre-jour, dans l’encadrement de la porte. La question l’étonnait : le raccourci avec l’affaire de Papan lui paraissait un peu rapide.

— Je ne suis pas le premier ? hasarda-t-il.

— Ni le dernier, je le crains, dit l’homme en s’approchant. Son arrestation a réveillé les curiosités.

Il tendit sa main, au-dessus des ordinateurs fracassés :

— Rouvères. Rédacteur en chef.

La main avait à peu près la consistance des liasses qui les entouraient. Marc ne pensait pas qu’une telle caricature puisse encore exister. Rouvères était un parfait spécimen d’épave coloniale, comme on en trouve dans les romans d’aventures du siècle dernier. Il aurait pu être un planteur ruiné, un trafiquant d’objets d’art, ou un ancien officier d’Indochine…

Il n’était pas si âgé pourtant, mais les années d’alcool avaient compté double, voire triple. Un vieillard de cinquante ans, au cuir gris, au crâne clairsemé, sur lequel quelques cheveux planaient en brume vague. Marc nota qu’il avait la braguette ouverte, et que les boutons de sa chemise étaient attachés de travers. Un beau modèle de Français d’exportation.

Marc se présenta puis attaqua, le plus largement possible :

— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur cette affaire ?

— Beaucoup de choses, dit Rouvères avec un sourire de vanité. Je suis sans doute le meilleur spécialiste du dossier à Phnom Penh. Malheureusement, je ne peux pas passer ma vie à renseigner les visiteurs.

— Donc ?

Rouvères accentua son expression satisfaite :

— Je répondrai à trois questions. À vous de choisir. Comme dans les contes pour enfants. (Il dodelina de la tête, en détachant les syllabes.) Je serai le « bon génie » de la lampe.

Le bon génie avait de telles poches sous les yeux que Marc éprouva la soudaine envie de les percer avec une seringue, rien que pour voir quel élixir elles contenaient. Ce n’était pas difficile à deviner : whisky ou cognac…

Il se concentra pour trouver la bonne question, la plus efficace. Il demanda sur une impulsion :

— Je voudrais voir une photo.

— Une photo ?

— Un portrait de Linda Kreutz. Lorsqu’elle était vivante.