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Sa demande était absurde — il avait déjà vu le visage de la victime et cela n’apporterait rien. Mais il avait envie de mieux la connaître.

— Aucun problème.

Rouvères enjamba les vieux PC et les sièges éventrés, comme un pêcheur muni de grandes bottes dans un marigot. Il réussit à atteindre le mur opposé où s’élevait une armoire métallique. Il l’ouvrit et révéla des étagères chargées d’enveloppes kraft.

Il feuilleta l’amoncellement puis en extirpa un cliché. Marc resta debout pour contempler le portrait. Il se souvenait de la première photographie, dénichée par Vincent, à moitié effacée et comme écrasée par les grains de l’imprimerie. Cette fois, il tenait un vrai tirage, net et en couleurs, de format 21 x 29,7.

Linda Kreutz posait avec un jeune moine drapé d’orange vif. Le même sourire les liait l’un à l’autre, comme un ruban soyeux autour de deux fleurs. Elle portait un large sarouel, des sandales de cuir, un débardeur blanc. Un look touchant de jeune baba cool.

Mais c’était son visage qui suscitait un vrai élan de tendresse.

Des traits pâles, laiteux, saupoudrés de taches de rousseur. Sa chevelure rousse vaporeuse mangeait sa figure et lui donnait l’air d’un petit animal caché, à la fois espiègle et craintif. Elle avait aussi, à cet instant, une expression épanouie, heureuse. Marc se prit à imaginer les rêves de cette jeune fille qui, à vingt-deux ans, avait claqué la porte de la maison familiale, à Hambourg. Elle était sans doute partie vers l’Asie en quête d’aventure, de mysticisme, mais aussi du grand amour…

Rouvères commenta de sa voix grasse :

— C’est une photo qu’on a retrouvée parmi ses affaires, dans son hôtel, à Siem Reap.

Tout à coup, Marc comprit que son expression radieuse était dirigée vers l’objectif. Vers celui qui avait pris la photo. En un frisson, il se dit que l’image avait peut-être été saisie par Reverdi lui-même, parmi les ruines d’Angkor.

— J’attends votre deuxième question, prévint Rouvères.

Marc devait choisir cette fois une question utile. Il songea à s’orienter vers sa propre énigme : les Jalons d’Éternité. Mais il se ravisa : ces termes constituaient son avantage, un atout personnel, même s’il ne parvenait pas à les déchiffrer. Pas question d’en parler avec un inconnu.

Il se rappela le dernier ordre de Reverdi : « Cherche la fresque. » Ce terme n’évoquait peut-être pas un véritable ornement, peint ou sculpté, mais plutôt le dessin des blessures. Le tueur lui soufflait de se pencher sur les plaies de Linda Kreutz, afin qu’il comprenne cette fois la signification des « jalons »… Avant même de mieux considérer cette hypothèse, il ordonna :

— Parlez-moi des blessures.

— Soyez plus précis dans votre question.

— Les blessures de Linda Kreutz. Étaient-elles symétriques ? Pouvait-on repérer une sorte de… dessin sur le corps ?

Rouvères parut réfléchir, toujours enfoui à mi-jambes parmi les ordinateurs fracassés et les sièges crevés.

— Le corps avait séjourné plusieurs jours dans le fleuve, dit-il enfin. Il était en très mauvais état.

— L’eau n’a pas pu effacer les blessures elles-mêmes.

— L’eau, non. Mais les anguilles, oui.

— Les anguilles ?

— Le corps de Linda était truffé d’anguilles d’eau douce. Elles s’étaient glissées à l’intérieur du ventre, en passant par la bouche, le sexe, mais aussi les plaies. Le corps, puisque vous tenez aux détails, était… éventré de l’intérieur. Dernière question ?

Encore une impasse. Il n’avait plus qu’une seule possibilité pour soutirer à l’ivrogne une révélation. Rouvères parut sentir l’embarras de Marc. Il fouilla dans ses liasses et attrapa plusieurs numéros de Cambodge Soir :

— Tenez, dit-il en tendant les journaux. C’est la série d’articles que j’ai consacrés au sujet. La découverte du corps. L’arrestation de Reverdi. Les faits convergents de l’enquête. Tout y est. Avant de griller votre dernière chance, lisez tout ça. Pourquoi ne pas revenir demain ?

Marc n’avait pas le temps. Il saisit les exemplaires et les regarda intensément, comme si un simple coup d’œil pouvait lui permettre d’en intégrer le contenu. Il lui vint une idée :

— Donnez-moi une réponse, ordonna-t-il.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Une réponse de votre choix. Celle qui m’avancerait vraiment.

Rouvères eut un large sourire. Ses poches sous les yeux se ridèrent :

— Vous trichez, mon vieux.

— Faites comme si je vous avais posé la question.

Le rédacteur se cambra légèrement en arrière, comme pour mieux considérer la proposition. Après un long silence, il murmura :

— Le vrai mystère, dans cette affaire, c’est : pourquoi Reverdi a-t-il été libéré ? Les éléments du dossier démontraient sa culpabilité. Alors, pourquoi un non-lieu ?

Marc ne s’attendait pas à cette orientation juridique. Il se souvenait des explications de l’avocat allemand. L’incompétence des juges. Le procès bâclé. La situation politique. Il risqua :

— À cause du contexte cambodgien, non ?

— Oui. Mais pas seulement. Reverdi a été innocenté grâce à un témoignage.

— Vous voulez dire : un alibi ?

— Non, une caution morale. Une personnalité importante est venue plaider sa cause.

Il n’avait jamais entendu parler de ça :

— Qui ?

— Une princesse. Un membre de la famille royale.

— La princesse Vanasi ?

Le nom avait éclaté sur ses lèvres. De toutes les figures princières qu’il avait rencontrées, elle était celle qui l’avait le plus marqué. Une légende vivante. Rouvères eut un sourire admiratif. Marc expliqua :

— J’ai réalisé un reportage sur la famille royale, il y a quelques années.

Rouvères hocha la tête, agitant ses mèches filandreuses :

— Elle a connu Reverdi sur le site d’Angkor, lors d’une campagne de réhabilitation. Elle est venue témoigner. Elle a décrit un homme dévoué, cultivé, généreux. Ce portrait a inversé la tendance au tribunal. Cela équivalait à une amnistie royale. Allez la voir : son point de vue est plutôt… inattendu.

48

Quatorze heures.

À l’ouverture des portes du Palais Royal, Marc paya son ticket pour la visite. La meilleure des couvertures : la peau du touriste anonyme. Il avait même acheté un sac, une sorte de gibecière, pour accentuer son apparence inoffensive.

Il n’avait pas le choix. Il avait omis de signaler un détail à Rouvères : il était grillé auprès de la famille royale. Comme toujours, lors de la publication de son reportage, il n’avait pas tenu ses promesses de discrétion. Son nom risquait de traîner sur la liste noire du service du protocole. Il avait donc imaginé un plan audacieux pour rencontrer la princesse, qui vivait dans la partie privée du palais.

Marc suivit la troupe, au fil d’une étroite allée à ciel ouvert, jusqu’à la grande ouverture de l’enceinte royale : une esplanade immense, tapissée de pelouses, ponctuée de temples et de pavillons dorés, dont le soleil paraissait saupoudrer les toits d’un pollen de lumière.

Il dépassa les autres touristes, qui s’arrêtaient devant chaque pagode, et rejoignit une galerie ajourée.

À l’abri du soleil, il se rapprocha des tours du pavillon Chanchaya, où il avait l’espoir de surprendre la princesse. Un mur d’enceinte cloisonnait cette partie. Il chercha un passage, une ouverture, suivant toujours la galerie.