Выбрать главу

Marc songeait aux blessures ordonnées de Pernille Mosensen. Aux anguilles qui s’étaient glissées dans les plaies de Linda Kreutz. Comment cette femme pouvait-elle s’aveugler à ce point ?

Elle ajouta d’une voix sèche :

— Il a suffi que je vienne raconter cela au procès pour faire tomber les accusations. Il n’y a rien de plus à dire.

— C’est surtout votre présence, je crois, qui a pesé dans la balance. Le fait que vous vous déplaciez, en personne, pour prendre sa défense.

— Non. Les charges ne tenaient pas. Il n’y avait pas de preuves directes. On ne peut condamner un homme tant qu’il subsiste le moindre doute.

— Et maintenant, qu’en pensez-vous ?

Elle tendit son regard vers le boulevard. Le brouhaha de la ville montait dans la lumière.

— Je ne peux imaginer que ce soit lui.

— Votre Altesse, c’est un flagrant délit. Il a été surpris à Papan près du corps.

— Alors, il n’était pas seul.

Marc tressaillit :

— Quoi ?

— Il y a un autre homme.

Le souffle coupé, Marc s’appuya contre une colonne. Elle s’approcha, haussant la voix :

— Quelqu’un lui dicte ses actes. Ou agit à sa place. Une âme damnée qui possède une emprise totale sur lui. Personne ne peut m’ôter cette idée de la tête. Jacques Reverdi ne peut être le seul coupable.

Marc était sidéré. Sous son crâne, la blancheur du soleil se transformait en éclair bleuté, révélant soudain des gouffres jusqu’ici plongés dans l’obscurité. Il se souvint que Reverdi avait toujours préféré parler de l’assassin à la troisième personne. Et si ce « Il » existait vraiment ?

Il songea de nouveau au grand absent de l’histoire : le père de Jacques. Et s’il vivait encore ? S’il était un assassin, comme le supposait le Dr Norman, mais dans la réalité, et non dans l’imaginaire de l’apnéiste ?

Marc balaya ces hypothèses. Il fallait qu’il s’en tienne à ses pistes — et aux messages de Reverdi lui-même.

Vanasi se dirigeait vers les jardins. Marc courut pour la rattraper.

— Votre Altesse… une dernière question.

— Quoi ?

— Savez-vous pourquoi Reverdi s’intéresse aux papillons ?

Elle s’arrêta net :

— Les papillons ? Qui vous a dit cela ?

— Eh bien, je… Il me semblait qu’en forêt, il…

— Les papillons ? Jamais de la vie. Jacques était passionné par les abeilles.

— Les… abeilles ?

— Les abeilles et le miel. Un miel très rare, surtout. Je ne me souviens plus du nom.

Marc fut frappé par plusieurs images. Les Aborigènes, accroupis au bord de la route, présentant leur miel dans des bouteilles de Coca-Cola. La terrasse de Wong-Fat, où des flacons abritaient le liquide mordoré. La vérité était sous ses yeux et il n’avait pas su la voir.

« Les Jalons qui Volent et Foisonnent. »

« Cherche du côté du ciel. »

Les abeilles.

Le miel.

Il demanda, la gorge sèche :

— Où achetait-il ce miel ? Je veux dire : ici, au Cambodge ?

— Je ne suis pas sûre… À Angkor, je crois. Il y a là-bas un apiculteur célèbre. On le surnomme « le maître d’or ».

Les points se reliaient comme une figure géométrique parfaite.

Le miel.

Angkor.

Linda Kreutz.

Marc salua précipitamment la princesse et partit au pas de course, serrant sa gibecière contre lui. Un bref instant, il fut tenté de passer au-dessus de la balustrade et d’atterrir directement sur le boulevard.

49

Vol domestique, direction Siem Reap.

En complète surchauffe.

Quarante minutes dans les airs, les yeux rivés sur son bloc, à écrire ses conclusions. Ou plutôt ses hypothèses.

Le tueur était passionné par le miel. Or, le sang de Pernille Mosensen était anormalement sucré. Il y avait fort à parier que Reverdi faisait ingérer à ses victimes des quantités importantes de miel. Pourquoi ? Il n’aurait su le dire, mais il pressentait que cette substance jouait un rôle purificateur dans la cérémonie.

Lointainement, planaient encore dans sa tête les paroles de Vanasi sur la « rareté » de Reverdi. Son discours panthéiste. Le miel appartenait à cet univers. Il nota : « Ne boit pas le sang de ses victimes. Leur donne du miel pour les purifier, les rapprocher de la nature. Le sang sucré enveloppe la victime comme le liquide amniotique protège le fœtus. » L’apnéiste se profilait de plus en plus comme un « tueur écologiste ».

Écologiste.

Et mystique.

Marc captait, dans la nature même du miel, une proximité, une parenté avec une certaine poésie religieuse, très ancienne, qu’il connaissait bien pour l’avoir étudiée durant sa maîtrise. Une poésie qui pouvait revêtir un double sens érotique. Le grand exemple, c’était le Cantique des Cantiques. Marc griffonna, dans un coin de sa page, une citation de l’œuvre :

« Vos lèvres, ô mon épouse, sont comme un rayon qui distille le miel. »

Il connaissait par cœur ce texte biblique, qui ne cessait de recourir aux métaphores liquides : le sang, le vin, le lait, le miel… Et aussi aux parfums issus de la nature : myrrhe, lis, encens… Reverdi, de la même façon, célébrait son union avec sa victime grâce à des éléments essentiels, primordiaux.

C’était un acte d’amour.

Une cérémonie à la fois cosmique et érotique.

Marc écrivait d’une main tremblante. « Se renseigner aussi sur les processus physiologiques liés au miel. » Quelle quantité fallait-il ingurgiter pour que le sang atteigne le taux de glucose de celui de Pernille Mosensen ? Combien de temps prenait sa digestion ? Reverdi retenait-il ses victimes prisonnières durant des jours ? Ou seulement quelques heures ?

Il lui restait surtout à découvrir pourquoi Reverdi associait les termes de « jalons » et d’« éternité ». Quel lien les abeilles possédaient-elles avec l’infini ?

Une chose était sûre : ces mots dissimulaient un acte de cruauté. Le miel donnait naissance à une torture spécifique. Wong-Fat, le marchand d’insectes, avait dit : « Maintenant que je sais que Reverdi est un tueur, je devine ce qu’il fait aux filles. » Or, le Chinois ignorait le détail du sang sucré, non publié par la presse. Il avait pourtant compris la fonction du miel dans le sacrifice. Pourquoi ?

Le contact du train d’atterrissage sur le tarmac s’infiltra dans ses os comme un rayon de mort.

Siem Reap était la suite logique de Phnom Penh.

Du moins d’après ce qu’il pouvait en voir, en pleine nuit. Grands arbres aux frondaisons lasses ; poussière grise qui, dans la lumière des phares, prenait une teinte argentée ; bâtiments plats, compacts et austères.

Dans le centre de la ville, il s’arrêta dans le premier hôtel venu. Le Golden Angkor Hôtel. Quinze dollars la nuit. Petit déjeuner compris. Air climatisé. Et une propreté sans faille.

Quand Marc pénétra dans sa chambre, il apprécia les murs clairs, le lino impeccable, l’odeur javellisée. Il songea à une galerie d’art contemporain. Avec l’énorme ventilateur au plafond en guise de sculpture exposée.

Un espace pur.

Un espace de réflexion.

Tout ce qu’il lui fallait.

Il reprit le fil de ses pensées, étendu sur le lit. Les questions continuaient à tourner, inlassablement, sous son crâne. Mais d’abord, devait-il écrire un e-mail à Reverdi ? Non. Mieux valait attendre Angkor et la rencontre avec l’apiculteur. Alors seulement, Élisabeth démontrerait qu’elle avait su exploiter sa deuxième chance.