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Marc se présenta, en langue anglaise. L’apiculteur dut percevoir son accent et répondit en français. Un français de la vieille école.

— Je suis enchanté, monsieur… Je m’appelle Som.

Son visage, en forme de pomme de pin, brillait d’un reflet narquois. Les mômes autour de lui ne cessaient de piailler, de le bousculer. Il éclata de rire — la moitié de ses dents étaient en or.

— Et voici fils et petits-fils. Passé un certain âge, vivre sans enfants, c’est devenir tout sec. Il y a beaucoup de tristesse à vivre que pour soi-même. Vous trouvez pas ?

Marc acquiesça sans conviction. Les derniers gamins qu’il avait vraiment approchés reposaient dans des tiroirs d’acier inoxydable, au fond d’une morgue. Meurtres. Pédophilie. Inceste. La sarabande habituelle.

Pour éviter toute question sur sa propre famille, il parla aussitôt de la mort de Linda Kreutz — il ne cessait d’agiter les bras pour chasser les abeilles. La scène lui rappelait les Cameron Highlands : il tournait dans le même cercle.

— Cette jeune femme…, grimaça l’apiculteur. Vraiment, c’est bien triste. Mais que de bruit autour d’elle ! Savez-vous combien d’assassins sont encore en liberté au Cambodge ?

Marc prit une mine de circonstance. Il s’attendait à l’incontournable lamentation sur le génocide khmer mais il se trompait : Som n’était pas un rabat-joie. Il ôta ses gants et demanda :

— Vous venez interroger moi sur Jacques Reverdi ?

Son français présentait quelques lacunes, mais pas son esprit. Marc fit « oui » de la tête, remarquant que les mains du vieux, tachées de latérite, offraient toute la gamme des rouges et des bruns — de l’ocre à l’orange, en passant par différents carmins. Les abeilles et les enfants avaient disparu. Les oiseaux s’en donnaient maintenant à cœur joie.

— Je ne peux rien vous dire sensationnel, continua-t-il en frappant ses gants sur son bras. J’aimais beaucoup Jacques. Il venait me voir quand il travaillait sur le chantier du Ba-Phuon.

Marc n’était pas prêt à écouter de nouveaux éloges :

— Vous savez peut-être qu’il a été pris en flagrant délit de meurtre, en Malaisie ?

Le vieil homme secoua vigoureusement son chapeau de paille. Chacun de ses mouvements distillait une odeur sucrée, légèrement écœurante :

C’est vrai. Mais j’ai du mal à y croire. Surtout la méthode. Si sauvage. Jacques est un homme très réfléchi, très… (il tourna ses doigts rouges vers sa poitrine)… intérieur.

Marc ne souhaitait pas évoquer, encore une fois, les multiples personnalités du tueur. Il prit un ton ferme :

— Écoutez…

— Non. Vous. Écoutez. Jacques, grand homme, pour la méditation. L’apnée avait apporté à lui calme de l’esprit. Vous savez comment on pratique méditation ?

— Non.

Le vieillard fit tourner son index en hauteur :

— Ce soir, dans votre chambre, observez ventilateur. Les pales tournent si vite qu’on peut pas les distinguer. Le cerveau humain, pareil. Nos pensées vont trop vite. Impossible de les démêler.

Il ralentit son geste :

— Mais arrêtez le ventilateur. Regardez chaque pale qui se précise, retrouve sa forme… Faites pareil avec esprit. Détachez chaque idée. Observez-la sous tous ses angles. Voilà le rôle de la méditation. Transformer la pensée en objet fixe…

Marc soupira :

— Quel rapport avec Reverdi ?

— Il était le champion. Le maître. Pouvait isoler une idée, la considérer sous tous ses aspects. L’apnée lui a donné pouvoir.

Marc fut distrait par un bruit étrange, qui persistait sous les cris des oiseaux. Un bruissement languissant qui, il le comprenait maintenant, se poursuivait depuis son arrivée.

Il tourna la tête et aperçut, derrière lui, à la droite des ruches, une muraille de petites feuilles serrées, très vertes, très légères, qui se creusaient et ondulaient comme des vagues. Des bambous. Ce « laboratoire de forêt » comportait une bambouseraie.

Fuyant ce murmure, il s’approcha d’un comptoir, où reposaient des bouteilles et des bocaux, poisseux et dorés. Il devait revenir à l’objet de sa visite :

— C’est ce miel que Reverdi vous achetait ?

L’apiculteur sautilla auprès de lui.

— Non. Ça, miel pour manger. Jacques achetait miel pour soigner.

— Pour soigner ?

De sa main rouge, il saisit un petit flacon :

— Miel très rare, qui referme les plaies. (Il écrasa son index sur son pouce.) Coagule le sang. Comment vous dites en français ? Hé-mo-sta-tique.

Marc lui prit la fiole des mains. Elle était gluante. Des abeilles volaient encore autour.

— Ce miel permet de coller des chairs blessées ?

— Le meilleur pour cicatriser. Reverdi l’achetait pour les blessures de coraux. D’habitude très longues à cicatriser. Avec ça, pas de problème… Mettez sur plaie. Le miel sèche, les vaisseaux et la peau se referment. En quelques secondes. Rien de mieux !

Marc avait l’impression de chuter à l’intérieur de lui-même.

Il scrutait les reflets du verre comme le fond d’un creuset d’alchimiste. Les paroles de Wong-Fat cinglaient sa mémoire : « Maintenant que je sais que Reverdi est un tueur, je devine ce qu’il fait aux filles. » Et il avait ajouté : « Ça dépasse l’entendement. »

Marc faillit éclater de rire.

Et d’effroi.

Oui : ça dépassait l’entendement.

Marc venait de comprendre, lui aussi, l’atrocité du rite.

Modus operandi.

Roulant à fond sur son scooter, Marc faisait le point sur sa découverte.

En guise de point de départ, la réflexion du Dr Alang : pourquoi l’assassin avait-il pratiqué vingt-sept blessures pour saigner un corps qui, au bout de la dixième entaille, était complètement vidé ?

Réponse : parce que le sang n’avait pas encore coulé.

Reverdi, après avoir pratiqué chaque incision, refermait aussitôt les chairs, à l’aide du miel hémostatique. Il creusait ainsi chaque blessure, la clôturant avec le liquide qui s’asséchait aussitôt. Lorsqu’il avait achevé son œuvre, il libérait le sang en une seule fois.

Comment ?

Avec une flamme.

En approchant une bougie ou un briquet, il liquéfiait le miel qui avait collé les chairs. Alors, les plaies s’ouvraient et le sang s’écoulait en un seul mouvement.

Marc possédait la preuve de cette dernière manœuvre. Les marques de brûlures qu’il avait lui-même remarquées sur les images. Alang supposait que l’utilisation du feu visait à empêcher le sang de coaguler. Il se trompait : la chaleur servait à fluidifier le miel.

À cet égard, un autre mystère se levait : la présence du sucre dans le sang. Depuis le début, Alang imaginait que ce sang avait été enrichi de sucre, par l’intermédiaire d’aliments, à l’intérieur du corps. Mais c’était l’inverse qui s’était produit : le sucre et le sang s’étaient mélangés à l’extérieur de la chair, lorsque le miel avait fondu, se diluant avec l’hémoglobine qui s’écoulait des plaies !

Marc serrait son guidon. La route se brouillait devant ses yeux. Il possédait désormais toutes les réponses aux questions de Reverdi. Il comprenait chaque terme, chaque virgule de son langage ésotérique.