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Profitant de cette veillée funèbre, entouré de bocaux de formol et de désinfectants, Jacques avait consulté, dans l’infirmerie déserte, sa boîte aux lettres électronique, en utilisant son agenda miniature.

Une merveille l’attendait : Élisabeth avait trouvé la voie. Elle avait compris la signification des Jalons d’Éternité. Et elle utilisait maintenant un langage de pur amour.

Jacques avait rédigé un message à son tour, libérant lui aussi sa parole et donnant de nouvelles instructions. Chaque fois, il éprouvait une appréhension vague. Avait-il raison de lui faire confiance à ce point ? Ces mots, ces faits, jusqu’à aujourd’hui, n’étaient jamais sortis de sa conscience…

Mais il n’avait pas le choix.

C’était le seul chemin pour s’unir à Élisabeth.

Une heure plus tard, on le ramena à sa cellule, avant le premier appel.

Il se dirigea vers sa salle de bains et attrapa sa brosse à dents.

À l’extrémité du manche, enfouie parmi les poils, il avait enfoncé une lame de rasoir. Une arête meurtrière totalement invisible. Il passa doucement son index sur la lame. Il était temps de venger Hajjah. Et d’offrir son tribut de sang à Élisabeth.

54

Dimanche 1er juin, Thaïlande.

Treize heures.

L’île de Phuket cachait bien son jeu.

L’aéroport modeste, les échoppes de souvenirs, les cabanons peints des agences de tourisme : tout respirait un parfum tropical et insulaire. Un modèle de destination exotique.

En réalité, Phuket était une des zones les plus chaudes de la Thaïlande. Un haut lieu du tourisme sexuel. Marc savait qu’il pénétrait dans un nouveau cercle des enfers. Après la Malaisie et ses blessures en pointillés, le Cambodge et ses plaies soudées au miel, qu’allait-il découvrir en Thaïlande ?

Le samedi matin, quelques heures après avoir envoyé son message, il avait reçu une réponse.

Objet : TAKUA PA — Reçu le 31 mai, 8 h 30.

De : sng@wanadoo.com

A : lisbeth@voila.fr

Mon amour,

J’attendais avec impatience que tu retrouves ta route. « Notre » route. Cette ligne qui nous unit, tendue sous le monde des apparences et l’univers médiocre des hommes.

Lise, mon amour, tu as su renouer ce lien. Tu as même choisi de libérer notre langage et je t’en suis reconnaissant. Pour moi aussi, ce silence a été une véritable blessure…

Tes découvertes nous autorisent maintenant à nous rapprocher encore. Il n’y aura bientôt plus de limites dans notre union.

Mais auparavant, tu dois franchir la troisième étape. Tu dois t’orienter vers la Thaïlande. Plus précisément une île du Sud-Est…

Marc avait manqué la navette du matin à Siem Reap et avait dû patienter jusqu’au soir pour regagner Phnom Penh. Là, il s’était de nouveau installé au Renaksé et avait attendu le lendemain matin pour prendre un autre vol, en direction de Bangkok. Aussitôt qu’il avait atterri, sans quitter l’aéroport, il avait emprunté un nouvel avion vers Phuket, aux environs de onze heures du matin.

Un autre terrain de chasse du tueur : l’apnéiste avait exercé là-bas durant des années. Ses indications étaient de plus en plus précises :

À Phuket, loue une voiture et remonte la côte vers le nord. Traverse le pont et gagne le continent, en direction de la frontière birmane. Lorsque tu parviendras à Takua Pa, tu recevras de nouvelles consignes.

Très important : tu dois maintenant louer un téléphone cellulaire, sur lequel tu connecteras ton ordinateur, afin de pouvoir recevoir mes messages n’importe où sur ta route.

En conclusion, Reverdi présentait le nouvel indice à découvrir :

La méthode n’est pas tout, mon amour. Un rite a besoin d’un espace particulier. Un lieu sacré où chaque geste revêt un sens supérieur, où chaque mouvement est un symbole.

Tu te diriges maintenant vers un de ces lieux. La Chambre de Pureté. Maintiens le cap. Tu vas bientôt pénétrer dans l’espace même du Secret…

Le Chemin de Vie.

Les Jalons d’Éternité.

Et maintenant, la Chambre de Pureté.

Reverdi le guidait, tout simplement, vers une scène de crime. Marc était en ébullition : il sentait, physiquement, qu’il se rapprochait du tueur, qu’il pénétrait dans son royaume.

À cinquante mètres de l’aéroport, abrité sous des palmiers, Marc repéra les agences de location de voitures. De simples kiosques de bois blanc. Il choisit une Suzuki Caribbean, un genre de jeep décapotable, couverte d’une toile bleue, dotée de l’air conditionné. Il loua aussi un téléphone portable et ouvrit un abonnement, sur le même contrat.

Le patron de l’agence l’accompagna jusqu’à sa voiture et le mit en garde contre la mousson. Elle commençait dans le Nord. Marc faillit lui répondre qu’il ne craignait pas la tempête.

Il roulait au contraire vers l’œil du cyclone.

Au fil de la route, il ne cessait de penser à son roman. Durant ces deux derniers jours, il avait déjà ordonné ses notes autour d’une trame policière. Rien de plus facile : son voyage était déjà, en lui-même, un roman policier. Depuis qu’il avait eu cette idée, il n’avait plus éprouvé le moindre doute. Ce projet le confortait dans sa quête, sur tous les fronts. Le travail de fiction lui permettrait de mieux s’identifier, par l’imaginaire, au tueur. Dans ses notes, il avait déjà commencé à écrire « je », lorsqu’il prenait le point de vue de l’assassin.

Marc se prenait aussi à caresser des mirages moins désintéressés. Et s’il écrivait un best-seller ? Il rêvait tout à coup de succès, de gloire, d’argent…

Il atteignit Takua Pa à dix-sept heures. Une ville de province, plate et poussiéreuse, avec quelques réservoirs d’eau en guise de repères. Situé à l’intérieur des terres, cet ancien comptoir portugais n’avait rien à voir avec les stations touristiques qu’il avait croisées toute la journée. Il n’y avait pas ici un seul étranger, et il dut tourner longtemps pour trouver un hôtel.

Enfin, derrière l’unique station-service, il découvrit un bloc blanchâtre, décrépit, qui ressemblait à un hôpital recyclé. Le seul palace de Takua Pa. À l’intérieur, l’analogie se renforçait encore : longs couloirs gris, portes étroites, fenêtres grillagées. Un véritable asile. Marc paya d’avance et accéda au quatrième étage.

La nuit tombait. Il alluma l’ampoule nue qui constituait l’éclairage de sa chambre. Une simple cellule, sans mobilier, ni décoration. Un lieu de passage où on ne pouvait rien voler ; pas même un souvenir.

Il connecta son ordinateur : pas d’e-mail. Il se décida à dîner dehors. Près de la pompe à essence, il trouva quelques tables en terrasse et avala son fried rice habituel. Lorsqu’il remonta dans sa chambre, il n’était que dix-neuf heures. Toujours pas de message. Il s’allongea et détailla la carte de la côte thaïe. La frontière birmane était encore à deux cents kilomètres. Où Reverdi l’emmenait-il ?

Marc rouvrit son ordinateur et plongea dans ses brouillons. Il affina son synopsis. La seule différence avec sa propre aventure était que, dans le roman, l’assassin n’était pas encore sous les verrous. L’enquêteur, plus malin que Marc lui-même, obtenait ses résultats à force d’investigations, sans l’aide ni les conseils du tueur, dont on suivait parallèlement les « exploits ».

À vingt-deux heures, il ferma son clavier, après avoir vérifié encore sa boîte aux lettres, puis il éteignit. Sa dernière vision fut une colonne de fourmis qui montait le long du mur.