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Marc ouvrit les paupières et regarda les autres passagers. Il ne reconnut personne. Il avait hâte d’être dans sa voiture, à l’abri, pour tracer jusqu’à Phuket. Là, il consignerait tout, dans son ordinateur, et l’insérerait dans la trame de son roman.

Il se fit la réflexion qu’il n’avait pas de titre pour son thriller.

58

« French Kiss », « Pinocchio » « Soï Cow-Boy »… Les noms des boîtes, inscrits en lettres de lumière, dansaient JL dans les flaques de pluie. Chaque façade affichait une originalité, une petite trouvaille. L’une brillait sous un fer à cheval. Une autre dessinait un anneau de Saturne. Une autre encore représentait l’entrée d’un sous-marin. Mais sur le seuil, il y avait toujours des femmes.

Des jeunes filles plutôt, portant des costumes plus ou moins en rapport avec le thème de la maison mère. Vestes à franges, uniformes fendus ou, plus simplement, strings et morceaux d’étoffe enflammant les corps. Toutes, elles dansaient au rythme d’une techno assourdissante. Parfois, elles se regroupaient pour faire la chenille, tournant le dos à la rue, jambes écartées, fesses hautes, évitant une rivière de glaçons lancés du bar. D’autres fois, elles venaient chercher le chaland en lui glissant la main entre les cuisses. Quelques-unes encore s’avançaient, secouant à deux mains leurs seins nus, le téton estampillé d’un cœur fluorescent.

Marc marchait, ses bagages à la main, ayant conscience de son allure incongrue. Il avait conduit tout l’après-midi. Malgré la pluie, malgré la nuit qui était tombée à six heures, il avait tenu sa moyenne. À vingt-deux heures, alors qu’il roulait au hasard à travers l’île, le long d’une route mal éclairée, il était tombé sur une véritable explosion solaire. Patang : le quartier le plus chaud de Phuket. Il n’avait pas résisté. Il avait garé sa Suzuki dans un parking surveillé, puis avait plongé dans la frénésie. En quête d’un hôtel. Et de nouvelles sensations.

Obscurément, il devinait que Reverdi avait rôdé dans ces lieux.

Des odeurs de bouffe l’assaillaient. Ail, oignon, piment, coriandre… Les désirs, les appétits se mêlaient dans son organisme. Les filles elles-mêmes, dorées et fines, lui rappelaient des petites sucreries caramélisées. Malgré le poids des sacs, malgré sa fatigue, son érection montait : les jeunes Thaïes possédaient une véritable force magnétique. Pas à cause de leur costume suggestif ou leurs manières d’allumeuses, mais au contraire parce que, quoi qu’elles fassent, elles recelaient toujours une touche d’innocence, une parcelle de pureté à avilir. Petits museaux de chat, paysannes farouches dont les pommettes hautes supplantaient le maquillage et les accoutrements aguicheurs. C’était précisément ce « reste de rizière » qui était excitant.

Il observait aussi les Occidentaux. Les jeunes, en groupes, canettes de bière à la main, dissimulant leur gêne derrière des rires goguenards ; les vieux, solitaires, nageant ici comme des requins en eaux paisibles ; les routards, épuisés, posant sur cette sarabande un regard blasé. Mais au fond de tous ces yeux, il y avait toujours le même désir nu. Le même appétit, cru et vil, pris la main dans le sac…

Marc s’intéressait surtout à une autre catégorie : les femmes étrangères. Épouses éberluées, mal à l’aise, au bras de leur mari ; jeunes filles sacs au dos, à la recherche d’un refuge bon marché, tentant de manifester leur colère contre ce « marché aux esclaves » par une expression courroucée. Toutes, elles semblaient perdues. Paumées. Coincées entre le désir des mâles, qui n’avait jamais été aussi clair, mais qui ne leur était pas destiné, et la haine des putes thaïes, qui les détestaient de se rincer l’œil ici comme les hommes.

Marc songea à Linda Kreutz, à Pernille Mosensen. Aux deux victimes présumées de Reverdi en Thaïlande. Sa conviction se renforça : le prédateur avait chassé ici. Ce quartier était une autre forêt, bien plus folle, plus inextricable que celle des Cameron Highlands ou d’Angkor.

Marc imaginait le tueur rassurant ses jeunes compagnes, les emmenant à l’abri de cet enfer, leur expliquant, d’un ton résigné, que « l’Asie, ça fonctionne ainsi ». Et déjà, de sa voix grave, apaisante, les séduisant, les hypnotisant… Il accéléra le pas, en quête d’un hôtel.

Au rapport.

Dans sa chambre, il évita de s’allonger, pour ne pas s’endormir aussi sec, et se força à écrire à Reverdi. Élisabeth avait la parole. Elle raconta le périple à Koh Surin, décrivit ses découvertes. Tout cela d’une traite, sans la moindre hésitation. Marc eut juste la force de connecter son modem sur la prise téléphonique et d’envoyer son message. Il n’était pas allongé qu’il dormait déjà.

Quand son couteau buta, une nouvelle fois, contre un os, il ouvrit les yeux. Il découvrit sa chambre traversée de flashes de lumières roses et bleues. La musique secouait les murs et le plancher. Il baissa les yeux : sa main était encore crispée sur une arme imaginaire. Deux heures du matin. Il n’avait dormi que trois heures. Et, bien sûr, il avait rêvé de meurtre. Des plaies croûtées et sucrées. Des chairs violentées par des crans de chrome. Le crime ne le quittait plus. N’était-ce pas ce qu’il avait espéré ?

Il tituba jusqu’à la salle d’eau et s’enfouit sous la douche. L’eau demeurait tiède dans les canalisations brûlantes. Face au miroir du lavabo, il s’observa. Bronzé, amaigri, hirsute : un voyageur qui serait resté trop longtemps au soleil et aurait brûlé tous ses repères. Qui était-il aujourd’hui ? Il eut recours à sa formule rituelle : cinquante pour cent Élisabeth ; cinquante pour cent Reverdi ; cent pour cent imposteur.

Son rêve, comme l’hallucination dans la cabane, avait été d’un nouveau genre. Traversé de sensations physiques réelles. Il n’imaginait plus les crimes, il les vivait. Que se passait-il ? Il n’avait pas d’explication, mais il décida de profiter de la proximité du rêve, fourmillant encore dans son corps, pour rédiger une partie de son roman. Noter les sensations précises, pathologiques, du tueur.

Écriture automatique.

Ses deux mains virevoltaient sur le clavier de l’ordinateur, sans passer par la réflexion ni la conscience. Un autre que lui-même décrivait son désir de meurtre, son plaisir de voir le sang couler, sa jouissance à faire souffrir. Dans un coin de sa tête, Marc laissait courir. Il gardait ses distances face à cet être imaginaire qui s’exprimait, maintenant, à sa place. Ne faisait-il pas à cet instant œuvre de romancier ? N’était-ce pas son rôle de prêter son cerveau, le temps de la rédaction, à son personnage ?

Soudain, il fit une découverte qui le glaça : il était en érection, alors même qu’il décrivait une scène de meurtre. Paniqué, il jeta un regard à la fenêtre : l’aube se levait.

Il enfila sa chemise, attrapa sa clé et bondit dehors, boutonnant sa liquette en descendant les marches. Il fallait qu’il perce l’abcès, qu’il apaise son corps, d’une façon ou d’une autre.

59

Dans les rues, il n’y avait plus l’ombre d’une jeune fille, ni le moindre charme à saisir. Il ne restait plus que quelques putes sur le retour. Pas des vieilles dames, non, des tapineuses sans âge, esquintées, épuisées, arborant un maquillage criard. Elles relevaient leurs jupes sur leurs cuisses grasses, au passage des derniers michetons, ou leur envoyaient des apostrophes d’une voix de corde. Dans la lumière, le spectacle paraissait blafard, abject, couleur de pus.