Выбрать главу

Marc se dirigea vers les bars qu’il avait repérés la veille. Fermés. Ou vides. Il marcha encore. Les éboueurs passaient des jets d’eau sur la chaussée. Des couples titubaient à la recherche de leur hôtel. Des mendiants apparaissaient. Des femmes partaient faire leur marché, portant leur bébé en bandoulière, indifférentes aux façades de stuc, aux enseignes éteintes. Le jour révélait toute la laideur, l’imposture du décor. La peinture s’écaillait. Les murs étaient marqués d’humidité.

L’esprit saturé par son désir, Marc ne voyait, dans ce délabrement, qu’un obstacle, un contretemps à sa satisfaction. Il avait beau croiser maintenant de vrais monstres — des putes faméliques, ou au contraire énormes, prêtes à exploser sous le soleil naissant —, des images fébriles se superposaient à cette réalité affligeante. Sillon d’ombre entre des seins gonflés, naissance de jeunes pubis, creux de fesses, ourlés et doux… Il avançait, accélérant le pas. Où étaient-elles ? Où étaient les filles ? Il devrait peut-être pénétrer dans les fonds de cour, les arrière-boutiques, monter dans les chambres…

Il entendit des rires graves sur sa droite. Accoudés à un bar, des flics thaïs devisaient, costume rutilant et arme au poing. Plus loin, dans un retrait de rue, il en aperçut d’autres, qui tabassaient un homme à coups de crosse. Oui : on levait le décor. Les rouages ignobles apparaissaient. Ceux qui permettaient à la vitrine de fonctionner, à la coulée occidentale de venir se griser et faire le plein de sexe chaque soir. Marc courait presque. Il était malade. Il devait trouver son remède…

Il vit encore quelques silhouettes malsaines, seins dressés et barbe naissante, de l’autre côté d’un carrefour. Des travestis. Il s’orienta dans leur direction, sans réfléchir. À cet instant, il fut stoppé par un spectacle qu’il n’attendait pas.

La mer.

Au détour de la rue, l’immensité était là, étincelante, paisible. Cette vision le figea. Rien de plus écrasant, de plus étranger à son vice que cette grandeur infinie, libre, indifférente. Alors, une autre présence anéantit définitivement ses velléités troubles.

Dans la rue claire, jonchée encore de papiers gras et de bouteilles vides, des jeunes filles sortaient des bordels, en douce procession. Elles n’avaient plus rien à voir avec les allumeuses déchaînées de la veille. Cheveux humides, sans maquillage, vêtues d’un simple sarong. Toutes, elles portaient un bol de riz, qu’elles déposaient sur la chaussée. Marc ne comprenait rien à ce manège, quand il les vit arriver.

Silhouettes drapées d’orange, crâne brillant, légers dans le vent matinal comme de délicats lampions de papier. Les moines. Certains portaient une ombrelle, d’autres avançaient à deux, bras dessus, bras dessous. Ils paraissaient irréels sur ce champ de bataille encore fumant. Ils se saisirent des offrandes, inclinant plusieurs fois la tête, alors que les jeunes filles étaient agenouillées, les deux mains jointes sur le front. L’heure de la prière et du pardon…

Marc resta dans le soleil, abasourdi.

Complètement dégrisé.

Pourtant, le serpent se tordait encore au fond de son ventre.

Dans sa chambre, la brûlure réapparut, dévorant son entrejambe. Sans hésiter, il fonça dans la salle de bains, rabattit la lunette de plastique et se masturba. Des images chaotiques éclatèrent dans son esprit. Vêtements arrachés, seins dévoilés, pubis à nu, offerts, envoûtants… De vrais morceaux de chair, suspendus dans sa tête comme des photos à peine sèches, fixées à des crochets de boucher. Il forçait des jeunes filles. Il les pénétrait, savourant leurs larmes, leur humiliation. C’était abject mais, très loin, dans les coulisses de son théâtre, il notait avec soulagement : pas de scènes de meurtre, pas d’images de blessures.

Au moins, il ne bandait plus pour le sang.

Enfin, la libération vint, en longues secousses fiévreuses. Il y avait dans ce jaillissement quelque chose de malade. La purge d’une plaie purulente. Il se sentit apaisé. Plus qu’apaisé : différent. Il n’avait plus rien à voir avec le cinglé qu’il était encore quelques secondes auparavant.

Comme tous les hommes, il connaissait de longue date cette sensation. Cette rupture totale, frontière radicale entre l’inflammation du désir et le brusque retour à la raison. Mais ce matin, la fracture possédait une violence inédite. Littéralement, il était un autre. Il regardait ses doigts tachés de sperme, hébété, et ne comprenait pas ce qui s’était passé.

Il en tira une conclusion à propos du tueur. Tout devait se passer de la même façon pour Reverdi : avant qu’il n’ait étanché sa soif de destruction, rien d’autre ne devait compter. L’univers entier devait être assujetti à son fantasme. Ensuite, après sa danse de mort, il devait sombrer dans un état de stupeur, d’incrédulité. À Papan, les pêcheurs l’avaient trouvé ahuri. Il semblait découvrir en même temps qu’eux le cadavre de Pernille Mosensen. Marc se rappelait aussi l’homme gris, sanglé à son fauteuil, dans la salle d’Ipoh, qui répétait : « C’est pas moi… » À cet instant, Jacques n’était pas sorti de son état de choc. Il devait ressentir une panique confuse à l’idée du crime commis. Et refuser l’idée qu’il en était l’auteur…

Finalement, les choses étaient peut-être plus simples que Marc ne l’imaginait. Jacques était seul, au sens propre comme au sens figuré. Il ne possédait pas de complice. Il ne souffrait pas de schizophrénie. Il subissait seulement des pulsions morbides qui, lorsqu’elles explosaient, exigeaient d’être satisfaites, sans discussion.

En revanche, lorsqu’il choisissait sa victime, lorsqu’il achetait son miel, lorsqu’il préparait sa Chambre de Pureté, passant ses liens de rotin dans le moindre interstice, il gardait la tête froide. Il mettait en place chaque détail de la cérémonie, sachant que la crise allait survenir, que l’appel irrésistible allait bientôt résonner. Un peu comme les ethnies primitives préparent l’autel du sacrifice, en attendant qu’un « tigre-dieu » ou un « King Kong » vienne réclamer son tribut de chair fraîche.

Voilà ce qu’était Reverdi : un simple fidèle.

Dévoué à ses propres démons.

Marc se leva de la cuvette et plongea une nouvelle fois sous la douche. Les yeux fermés, il demeura de longues minutes sous le jet tiède, attendant d’être lavé, corps et esprit, des derniers miasmes de sa transe. Il n’oubliait pas qu’avant son expédition dérisoire, sa première érection était née d’une scène de meurtre. Ensuite, il n’avait pas cherché à tuer, bien sûr : seulement à faire l’amour. Mais cela avait été la même folie, la même perte de contrôle… À quelle distance se tenait-il encore de la « ligne noire » ? Combien de pas encore pour la franchir ?

Il sortit de la douche et prit une décision. Il devait quitter l’Asie au plus vite, sous peine de perdre la raison. Il fallait en finir avec Reverdi. Découvrir son ultime secret et lâcher l’affaire avant qu’il ne soit trop tard. Rentrer à Paris. Achever son livre. Oublier le cauchemar et embrasser le succès.

Sur une impulsion, il attrapa son téléphone portable et composa le numéro de Vincent. Il voulait entendre une voix amie. Une voix réelle, « normale ». Pas de réponse. Il était deux heures du matin à Paris. Le géant dormait ou n’était pas encore rentré.

Alors, mû par une autre idée, inexplicable, Marc chercha dans son sac la photographie de Khadidja qu’il avait emportée pour mieux se conditionner, en cas de panne d’inspiration. Les larmes aux yeux, il admira ce visage magnifique, cet étrange regard qui lui avait toujours évoqué une dissonance musicale, puis il s’endormit d’un coup, serrant le cliché sur sa poitrine.