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60

Dix heures du matin, sous le cagnard. Allongé au sommet d’un des murs de séparation des douches, les deux bras repliés contre le torse, Jacques Reverdi attendait. Raman ne résisterait pas. Malgré l’heure, malgré les risques…

Actuellement, le minet qui avait ses faveurs était un Indonésien du nom de Kodé, seize ou dix-sept ans, qui avait pris perpète pour avoir égorgé sa mère avec un fragment de tuyau d’échappement. Chaque jour, aux environs de dix-huit heures, le chef de la sécurité le rejoignait ici, alors que les autres détenus retournaient dans leurs cellules.

Reverdi sourit.

Aujourd’hui, les choses allaient se passer d’une manière différente.

Un grand liquide blanc, aveuglant, se répandait parmi les cabines à ciel ouvert, claquant sur la céramique en miroitements aigus. Chaque mur, chaque angle vibrait comme ces panneaux réfléchissants qu’utilisent les photographes. Jacques évitait de baisser les yeux sous peine d’être ébloui et de perdre l’équilibre.

Il demeurait immobile, dans l’axe du mur, ventre et visage collés contre l’arête, respirant l’odeur du mastic entre les carreaux. En caleçon, il ne sentait plus la brûlure du soleil. À ce stade, il était lui-même une fournaise. Une matière incandescente, dont la moindre parcelle était cuite, dont le moindre mouvement distillait des effluves de feu.

Quand les courbatures devenaient intolérables, il se remémorait son plan, et tout son organisme se coulait dans cette logique. Ses membres ankylosés s’ajustaient, se glissaient dans le projet, comme autant de cartouches dans une culasse de fusil.

Raman ne résisterait pas.

Reverdi était allé trouver Kodé. Il lui avait ordonné d’allumer le maton, après le petit déjeuner, et de l’attirer dans les douches — précisément dans cette cabine. Le gardien se méfierait, mais Reverdi pouvait compter sur le charme de la petite tantouze. En quelques semaines, il avait éclipsé tous les travelos du bâtiment D.

Jacques connaissait les manies de Raman. Il se déshabillait, ne gardant que ses chaussures à semelles de crêpe et sa matraque électrique. Avant d’enculer les mômes, il leur balançait de violentes décharges, afin de leur contracter les fesses au maximum et d’éprouver, au moment de la pénétration, une sensation de dépucelage. Il leur déchirait l’anus, savourant le sang qui coulait entre ses jambes et lubrifiait la pénétration, caressant leur peau encore frissonnante d’électricité…

Reverdi noua ses deux poings sur sa brosse-rasoir. Il avait amené des gants de crin, parce que Raman faisait l’amour à l’indienne, en s’enduisant le corps d’huile de sésame. Sous sa langue, il sentait aussi l’aiguille à points de suture et le fil chirurgical qu’il avait récupérés à l’infirmerie. D’un coup d’œil, il repéra, en bas, dans le carré de douche, le seau contenant les abats. Comme en écho à sa stratégie, il entendait les Chinois, au loin, s’agiter sur le seuil des cuisines : le principal chef des gangs han fêtait aujourd’hui son anniversaire. Depuis une semaine, lui et les siens mettaient au point un banquet, destiné à toute la communauté chinoise.

Reverdi sourit encore à l’idée du festin.

Il allait apporter sa petite contribution au menu.

Soudain, du bruit.

La lumière blanche se mit à vivre, à battre, le long des douches. Jacques banda ses muscles. Par réflexe, il eut un bref mouvement vers sa pelade, comme il aurait touché un fétiche, puis il enfila les gants. Il entendit des ricanements, ceux du môme. Aussitôt après, un cri de douleur. Raman venait de calmer son compagnon d’un coup de matraque.

La porte de la cabine s’ouvrit avec violence.

Kodé plongea tête la première contre le ciment, complètement nu. Reverdi pouvait voir ses cheveux briller d’huile de coco, ses muscles rouler sous sa peau comme des petites perles. Raman entra dans son sillage et referma la porte. À poil lui aussi, avec sa matraque et ses chaussures de crêpe. Jacques n’était qu’à cinquante centimètres de sa tête.

L’Indonésien s’était recroquevillé contre les carreaux, croupe dressée. Raman lui balança une série de coups dans les reins, les fesses, les cuisses. Chaque décharge l’envoyait valdinguer contre le mur et rehaussait encore son cul, tendu, vibrant, excitant. Le gamin hurlait.

Reverdi laissa faire. Après tout, cette « victime » avait tranché la gorge de sa mère, d’une oreille à l’autre.

Un coup.

Convulsion électrique.

Il contemplait, fasciné, le dos noir de Raman. Ses vertèbres jouaient sous sa peau luisante, à la manière de phalanges dans un gant de soie noire. Son corps était du fil de muscle. Une charpente de pure violence, qui exhalait en même temps une douce odeur de sésame.

Un coup encore.

L’égorgeur suppliait. Fesses serrées, tremblantes. Même Reverdi était ébranlé par ce spectacle d’humiliation sexuelle.

Quand il sentit monter en lui une érection, il sut qu’il devait agir.

Il déroula son bras sur la gauche et parvint à atteindre le mur d’en face. En appui sur les deux angles, il déploya son corps au-dessus de la cabine, l’enveloppant soudain d’une ombre géante. Raman, matraque en l’air, se retourna pour comprendre ce qui se passait.

Reverdi plongea. Il poussa le maton contre la paroi, lui plaqua sa lame de rasoir à la base du pubis et lui écrasa la main sur la bouche. L’homme se cambra, les yeux exorbités. Jacques ordonna au gamin :

— Get out.

Le gosse ne bougeait pas, secoué de spasmes.

— I said : GET OUT !

Il s’évapora. La porte rebondit contre les carreaux. Reverdi la referma du talon, sans lâcher prise. Lui aussi avait gardé ses chaussures : la matraque électrique déclenchait des étincelles sur le sol trempé. Il se félicita aussi d’avoir songé aux gants : le pervers dégoulinait d’huile.

Raman ne bougeait plus, respirant par les narines. Reverdi était frappé par la beauté de leur face-à-face : corps de bronze, corps de cuivre. Deux athlètes à la lutte — ou à l’amour. Pour le moment, l’ambiguïté tenait.

Il enfonça légèrement sa brosse-rasoir. Juste de quoi faire perler le sang. Il sentait contre son poing serré les muscles abdominaux du gardien : plus durs qu’un contrefort d’acier. Durant une seconde, il craignit que sa lame ne puisse pénétrer une telle carapace, mais la sensation tiède le rassura — le sang coulait déjà.

Les narines de Raman palpitèrent. Ses yeux injectés disaient : « Tu n’oseras pas. » Mais ses sourcils multipliaient les rides sur le front, hurlant le contraire. Le doute. L’incertitude. La panique. Il venait d’apercevoir les abats dans le seau.

Jacques sourit, à quelques centimètres de son visage.

Il sentait l’aiguille et le fil sous sa langue. Il demanda en malais :

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit une fois ?

Raman tremblait, battant des paupières. Reverdi ajouta :

— Il vaut mieux être recousu mort que vivant.

En un seul geste, il plongea sa lame dans le pubis du Malais et la remonta jusqu’aux poumons.

61

Marc se réveilla à quatorze heures. La chambre était inondée de lumière. Ses draps étaient à essorer. Il n’avait aucun souvenir de ses rêves et s’en félicitait. Il tenait toujours la photo froissée de Khadidja dans sa main. Il la lâcha comme un objet sacré et aperçut, sur la chaise, face au lit, son ordinateur.