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Jacques laissa aller sa nuque contre le mur. Il n’éprouvait rien, mais appréciait le timing parfait de l’opération. Les Chinois, commanditaires du meurtre d’Hajjah, avaient bouffé leur propre maître d’œuvre. Il murmura :

— La surprise du chef, en somme.

Jimmy pointa son index. La colère gonflait ses veines sous sa peau :

— Vous avez tort de rire. Tout le monde sait que c’est vous, Jacques. Vous seul pouviez oser un crime pareil !

Il demeura muet. L’avocat reprit :

— Avec le dossier que j’ai monté ! Tout est foutu. Qu’est-ce qui vous a pris ? (Il se pencha vers lui, brillant de sueur et d’incrédulité.) Vous vous moquez donc de mourir ?

D’un saut, Reverdi se leva et attrapa, à l’autre extrémité de la cellule, une des bougies qui brûlaient parmi des bâtons d’encens posés sur un cageot renversé. L’ensemble évoquait un autel de prière.

— Tu crois en la réincarnation ? demanda-t-il à Jimmy.

— Non.

Jacques saisit une autre bougie, éteinte, et s’approcha de l’avocat.

— Il existe une métaphore classique pour exprimer la transmigration de l’âme. (Il alluma le second cierge avec le premier.) Les corps se consument, mais la flamme, elle, passe simplement de l’un à l’autre. Elle est éternelle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Reverdi sourit et lui plaça dans la main une des chandelles :

— Cela signifie que je ne mourrai pas. Je me réincarnerai.

Wong-Fat considéra la petite flamme entre ses doigts : il ne savait pas quoi en faire. Il la remit à sa place, sur le pupitre de dévotion. À cet instant, il remarqua la photographie fixée sur le mur, au-dessus des fumigations.

— Qui est sur la photo ?

— Ma femme.

Le Chinois tourna la tête :

— Quoi ?

— Nous ne sommes pas encore mariés. Mais je veux célébrer cette union avant d’être exécuté.

Jimmy observa le portrait. Il demanda, d’une voix étrange :

— C’est la fille des lettres ? La fille de Paris ?

— La loi malaise m’y autorise.

Jimmy se releva. Son expression avait changé : ses traits s’étaient creusés, ses lèvres tremblaient. Il paraissait bouleversé.

— Mais… vraiment, c’est sérieux ? Vous voulez vous unir avec…

Il ne put achever sa phrase. Jacques le dévisagea : l’obèse était au bord des larmes. C’était à hurler de rire. Il avait donc cru à une relation profonde. Complicité, amitié, voire plus, si affinités… Reverdi chuchota d’un ton réconfortant, comme pour le consoler :

— Ce n’est pas pour tout de suite : elle n’est pas encore prête.

— Pas encore prête ?

L’avocat reprit son ton professionnel :

— Mais de quoi parlez-vous, bon sang ?

Reverdi s’agenouilla près de la photographie. Il effleura de ses doigts le visage d’Élisabeth :

— Son initiation n’est pas terminée.

— Vous avez encore des contacts ? Je n’ai plus reçu aucune lettre, je…

Reverdi ferma les yeux :

— Je la sens qui vient. Elle se rapproche de moi… Il se remit debout et fixa Wong-Fat :

— Ce n’est plus qu’une question de jours.

64

Le cinquième message tenait en trois mots :« File à Bangkok. » Marc ne s’était pas fait prier. De la frontière birmane, il était reparti aussi sec et avait tracé toute la nuit, s’arrêtant seulement pour prendre de l’essence. Il avait roulé neuf heures d’affilée et atteint l’aéroport de Phuket à cinq heures du matin. Là, il avait dormi deux heures, recroquevillé dans sa Suzuki, serrant toujours sous son poncho sa seringue — son butin, son talisman. Il s’était réveillé, mi-glacé, mi-brûlant, juste à temps pour attraper le premier vol pour Bangkok.

Depuis son expédition sur l’île des morts, il était obsédé par le contenu de la seringue. Elle n’abritait, à l’œil nu, qu’un gaz volatil, légèrement teinté de lymphe et de particules rosâtres. La « Couleur de Vérité », vraiment ? Qu’avait-il prélevé au fond du poumon de la victime ? En quoi cet échantillon allait-il lui révéler la clé du rite ?

L’arrivée dans la capitale lui apporta un calme relatif. Il était heureux de retrouver la vie, la rumeur bourdonnante des voitures, l’indifférence familière des gratte-ciel. Sur l’autoroute, la mégapole lui parut même d’un bleu apaisant. C’était sans doute l’influence du ciel pur, qui se coulait dans les tours de verre.

Une fois dans la cité, il dut réviser son jugement. Bangkok craquait sous sa propre pression. Étouffée par ses constructions, son trafic, son souffle asphyxiant. Des immenses ponts de béton pénétraient dans les rues de force, écartant les immeubles, imposant un monde nouveau, aveugle et triomphant. L’asphalte était partout, recouvrant des quartiers entiers, figeant les ruelles. On semblait pressé ici d’enterrer le passé, comme s’il s’agissait d’un cadavre honteux.

Ballotté dans son taxi, Marc lisait les instructions du sixième document :

Dirige-toi vers l’hôpital de Siriraj. En venant de l’aéroport, longe la rive du fleuve en taxi jusqu’à trouver une station de bateaux-bus. Là, achète un ticket pour la station « Pran Nok », qu’on appelle aussi « Wang Lang ». Quand tu seras parvenue à cette station, ouvre le document suivant.

Marc paya le chauffeur et grimpa dans un bateau. Hagard, il contemplait les contrastes de la ville avec indifférence. Les baraques de bois brun, posées sur des îles verdoyantes, surplombées par des tours modernes. Les stupas et les pagodes plantés parmi des citadelles d’acier et de béton. Les barques en forme de feuilles croisant des hors-bord vrombissants… Tout cet univers lui paraissait fébrile, malade. Même les passagers, autour de lui, lui semblaient brouillés, terreux, pollués.

Pran Nok s’ouvrait sur un marché. La foule y était si serrée qu’on avait du mal à descendre du bateau. Marc trouva un banc reculé, dans l’espace grillagé de la gare, et ouvrit le septième document. Il songea au Septième Sceau de l’Apocalypse. Ce qu’il lut le sidéra, mais il n’avait plus le choix. Il se jeta dans l’agitation. Les trottoirs vomissaient leurs commerces jusque sur la chaussée. Les échoppes multipliaient les braseros, les gazinières, les plaques chauffantes, augmentant encore la touffeur de l’air. Marc croisa, dans le désordre, des crêpes parfumées, des vapeurs brûlantes, des pâtes translucides, aux couleurs fluorescentes, des brochettes grésillantes, des poissons aux peaux croûtées, aux chairs blanches…

Il atteignit l’hôpital Siriraj, mais le dépassa. Ce n’était pas sa destination finale. Reverdi lui indiquait un laboratoire d’analyses médicales, situé dans la même rue, quelques numéros plus loin. Il devait trouver là-bas un chimiste du nom de Kantamala, un militant écologiste qui effectuait en douce des analyses d’échantillons, accablantes pour les grandes compagnies industrielles.

Où Reverdi l’avait-il connu ? C’était sans importance et Marc avait d’autres chats à fouetter. Il devait maintenant jouer un vrai rôle face à l’expert. Il possédait les noms, les termes — et même les répliques à prononcer pour sa requête.

Il poussa la vitre teintée du laboratoire et découvrit, à l’intérieur, un comptoir aussi blanc qu’un bloc de banquise. Marc demanda Kantamala. Au bout de quelques secondes, il vit arriver un grand Thaï en blouse immaculée. Teint sombre, cheveux longs noués en une queue-de-cheval, expression hostile. L’homme se dérida quand Marc prononça le nom d’un écologiste anglais, donné par Reverdi.