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Ils sortirent sur le trottoir. Kantamala alluma une cigarette. Une Kron Tip, la marque locale. Il demanda en anglais, sur un ton de conspirateur :

— Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?

— Un mort. Empoisonnement.

Kantamala fronça les sourcils :

— Un… mort ? Où ?

— Je ne peux rien dire.

Le Thaï tirait sur sa cigarette avec avidité. Dans la rue saturée de pollution, cela ressemblait à un double suicide.

— J’ai besoin de précisions. Un mort, c’est chaud. J’ai pas l’habitude de…

— Je ne sais rien moi-même. Je crois qu’il s’agit d’une mine, près de Ranong…

Il improvisait mais le nom parut plaire à Kantamala.

— Ça m’étonne pas ! Ils utilisent du mercure là-bas et…

— En tout cas, c’est urgent. On attend les résultats pour ouvrir une procédure.

L’autre confirma de la tête. Crispé sur sa cigarette, il ne cessait de lancer des coups d’œil méfiants par-dessus son épaule.

— Mais ce mort, insista-t-il, qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’en sais rien. Il a respiré un gaz. Quelque chose de pas clair.

— Qu’est-ce que t’as comme échantillon ?

Marc plaça sa seringue dans la main du chimiste.

— On a pratiqué une ponction dans ses poumons.

— Merde.

Marc prit un air résolu :

— Si c’est trop lourd pour toi, je… Kantamala balança sa clope :

— Reviens dans deux heures.

Marc se posta à la table d’un restaurant installé sur le trottoir, d’où il pouvait surveiller les vitres fumées du laboratoire. Ce poste d’observation le rassurait, comme si Kantamala avait pu fuir avec « sa » pièce à conviction.

Il commanda un thé. Il n’avait plus l’estomac assez accroché pour le café. À cet instant, il avait la tête vide. Épuisée par trop de réflexions, de découvertes, d’angoisse. Il laissa résonner dans sa conscience les vers du Cantique des Cantiques :

« Qui est celle-ci qui s’élève du désert comme une fumée qui monte des parfums de myrrhe, d’encens et de toutes sortes de poudres de senteur ? »

Il n’attendait plus que cela. Identifier le parfum ou l’encens que Jacques Reverdi avait utilisé. Alors, il en était sûr, un miracle se produirait. Cette dernière information bouclerait le cercle, donnerait sa cohérence à l’ensemble.

Il se disait cela, encore et encore, comme une prière. Mais sans conviction. La pollution, la chaleur, la fatigue le transformaient en somnambule.

Il se réveilla de sa litanie et regarda sa montre. Deux heures étaient passées, sans qu’il en ait eu conscience. Rien n’avait changé dans la rue. Le marché exhalait toujours ses odeurs intenables, les voitures dégageaient toujours leur gaz empoisonné. Les jambes flageolantes, Marc se dirigea vers le laboratoire.

— Tu te fous de ma gueule ?

Le chimiste paraissait furieux, clope au bec.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Rien.

— Comment ça, rien ?

— Aucune trace de pollution, ni de substances étrangères.

— C’est pas possible… L’échantillon vient d’un poumon. Il…

— Ça, je veux bien te croire. Mais ton gars n’est pas mort empoisonné. Il est mort d’asphyxie.

Marc releva les yeux : l’homme flottait devant lui.

— Ta seringue contenait de la myoglobine, une molécule musculaire, qui fixe les gaz. Je l’ai analysée. Saturée à quatre-vingts pour cent de gaz carbonique.

Marc ne trouvait rien à répondre. Kantamala continua, pompant sur sa cigarette :

— Il n’y a pas eu intoxication. Ton mec n’a rien respiré. Rien du tout. Il est même mort de ça. Étouffé. Mais pas avec un oreiller sur la tête. Il n’y a aucune trace de traumatisme. Pas le moindre signe d’épanchement pleural : ce liquide jaunâtre qui apparaît autour du poumon après une mort violente. Non : ton mec est mort lentement, par manque d’oxygène, en respirant son propre gaz carbonique.

Toute la rue tanguait sous ses pieds. Le chimiste monta le ton :

— Je ne sais pas à quoi vous jouez mais je ne marche plus dans vos combines. Ce truc n’a rien à voir avec l’écologie. C’est un meurtre, tu piges ?

Marc recula vers la chaussée, parmi les voitures, les étals, les passants. Il était comme absorbé par l’hallucinante vérité.

L’arme du crime n’était pas le couteau.

Mais la cabane.

La Chambre de Pureté, qui agissait comme un étouffoir.

Telle était la marque de Reverdi.

Le maître de l’apnée tuait ses victimes en les privant d’oxygène.

65

Marc plongea dans la foule et remonta la rue Pran Nok jusqu’à la station des bateaux-bus. Il retrouva son banc, à l’ombre des grilles, et rassembla les derniers éléments. Il possédait, enfin, le modus operandi, dans ses moindres détails.

D’abord, le tueur séquestrait sa victime dans une hutte totalement calfeutrée. Il attendait, patiemment, qu’elle consomme la réserve d’oxygène de la Chambre. Combien de temps prenait ce supplice ? Au moins des heures. Peut-être même des jours…

Marc imaginait la femme bâillonnée, ligotée, respirant de plus en plus difficilement, sentant le poison carbonique emplir ses poumons. Jacques Reverdi l’observait. Il contemplait la mort à l’œuvre. Assis en tailleur, à l’autre bout de la case, savourant le spectacle de cette fille qui hurlait en silence, muselée, la gorge à vif…

À quel moment pratiquait-il les incisions ? Sans doute durant cette attente. Mais, contrairement à ce que Marc avait imaginé, il ne rouvrait pas aussitôt les plaies. Il laissait sa victime s’asphyxier, avant de la saigner.

Ici, l’hypothèse coinçait. Le seuil critique d’étouffement s’étirait sur des heures : comment Reverdi tenait-il ? Cette attente surpassait, et de loin, ses capacités d’apnéiste. En un flash, comme un ultime rouage qui prenait sa place, il revit la bouteille de plongée, dans le premier repère, puis dans le second. Il avait négligé ce détail mais les bouteilles avaient leur rôle à jouer. Pendant que sa victime agonisait, le tueur respirait de l’air comprimé, les lèvres serrées sur le détendeur.

À ce stade, la femme devenait une sorte de baromètre pour mesurer la composition de l’air. À mesure qu’elle s’agitait, suffoquait, Reverdi évaluait le vide de la pièce. Chacun de ses cris muets, de ses râles était comme un indice de la pureté en marche. Lorsque la victime n’était plus qu’à quelques secondes de mourir, alors, la Chambre était prête.

Reverdi pouvait passer à l’acte.

Il arrachait son masque et se mettait en apnée.

Telle était l’incroyable vérité : Reverdi ne craignait pas cet espace mortel car il pouvait rester plusieurs minutes sans respirer. La pureté de la hutte était « sa » pureté.

Encore une fois, Marc songea aux paroles du Dr Norman, à propos de la scène du crime, qui était une extension de la personnalité de Reverdi. Plus que jamais, la psychiatre avait raison. La Chambre de Pureté était devenue une projection de son corps. Son être, sa puissance s’étaient étendus jusqu’aux murs de la cellule.

La victime mourait, véritablement, dans le « royaume » de Reverdi. Au sein de sa forteresse : l’apnée.

Marc retourna à la scène. L’air sain n’existait pratiquement plus maintenant, les bougies tremblaient, la femme faiblissait.