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Alors, avant le dernier souffle, Reverdi saisissait une chandelle et passait la flamme sur les plaies pour les ouvrir, en faisant fondre le miel séché. Dans le même temps, il ôtait le bâillon de sa victime, afin qu’elle puisse happer les dernières goulées d’air. Il y avait un vice extrême dans cette méthode car la bouche haletante et la flamme se disputaient les ultimes parcelles d’oxygène. Le cierge tuait la femme de deux manières distinctes : en faisant fondre le miel des blessures, mais aussi en lui volant de l’air…

Marc pratiqua un arrêt sur image. Pourquoi Reverdi tuait-il deux fois sa victime ? En l’asphyxiant et en la saignant ?

Il n’avait pas encore tout compris.

Il se concentra encore et emprunta les yeux du tueur. Il contemplait le sang qui giclait des bras, des cuisses, du torse (il notait, au passage, la raison d’être des lampes frontales qui jonchaient le sol des cases : dans une pièce privée d’air, les cierges finissaient par s’éteindre ; pour voir son œuvre jusqu’au bout, Reverdi devait utiliser l’électricité). Marc admirait, malgré lui, l’hémoglobine qui s’écoulait par ses multiples sources, à la manière de torrents de montagne. Ce corps supplicié devenait un glacier de sang, fondu au feu.

Il eut un nouvel éclair. Le rouge. Le rituel visait exclusivement à cela. Contempler la couleur écarlate, dans un espace absolument pur.

L’absence d’oxygène devait posséder un effet sur la teinte du sang. Une transmutation chimique devait se réaliser entre l’hémoglobine et le gaz carbonique.

Marc avait besoin d’un expert. Un seul nom lui vint à l’esprit : Alang, le légiste. Il tâtonna dans ses poches et trouva le téléphone portable qu’il avait loué à Phuket.

Le toubib décrocha aussitôt. Dès qu’il reconnut la voix, il éclata de rire. Cette spontanéité, cette gaieté transpercèrent Marc. Il faillit s’effondrer en larmes mais s’accrocha à ses propres mots :

— Je t’appelle pour un conseil. Une question à te poser.

— Moi aussi : un troubadour écossais, en manteau rouge, reconverti dans l’élevage de saumons ?

Marc soupira. Il s’extirpa de l’instant présent et réfléchit, remuant ses souvenirs musicaux. L’absurdité de la situation dépassait tout :

— Ian Anderson, du groupe Jethro Tull.

— Je t’adore. Qu’est-ce que tu veux savoir ?

Marc ferma les yeux. La chaleur le frappait à pleine violence. Un rideau de sueur s’agglutinait sur ses paupières.

— Imagine, je dis bien, imagine, qu’on fasse couler du sang dans une pièce totalement privée d’oxygène…

— Sois précis. Tu parles d’un sang stocké en laboratoire ou du sang d’un corps blessé ?

— D’un corps. D’une blessure.

— Cela concerne Reverdi ?

— Qui d’autre ? Les blessures s’écoulent dans une atmosphère confinée, sans oxygène.

— Je ne comprends pas : ta victime est déjà morte dans ce cas ?

Marc faillit hurler mais s’efforça au calme :

— Tout se passe en un seul mouvement : la victime perd son sang alors qu’elle suffoque. La scène se déroule dans une pièce sous vide, tu comprends ?

— Continue.

— Cette absence d’oxygène aurait-elle une influence sur la couleur du sang ?

— Plutôt, ouais.

— De quelle couleur serait-il dans ce cas ?

— Pas de couleur.

— Quoi ?

— Le sang serait noir. Parfaitement noir. C’est l’oxygène qui donne sa couleur rouge à l’hémoglobine. Sans lui, le sang devient très sombre. C’est pour ça que les veines, à la surface de la peau, sont bleues : peu oxygéné, le sang y est brunâtre. C’est pour ça aussi que le corps d’une victime asphyxiée est gris. Le phénomène est connu : on appelle ça la cyanose, du grec « kuanos », qui signifie : « bleu sombre ». À mon avis, dans ton cas, le sang serait particulièrement foncé.

Marc répéta, incrédule :

— Pourquoi ?

— Parce que l’hémoglobine n’aurait plus aucun contact avec des molécules d’oxygène, ni à l’intérieur du corps, ni à l’extérieur. Ce serait une pure désoxyhémoglobine. Un sang si sombre qu’il serait noir. En Malaisie, ce « sang noir » est l’objet de beaucoup de légendes. C’est la couleur même de la mort et…

Il n’entendait plus les paroles d’Alang. Il avait toujours possédé cette information. La gynécologue qu’il avait rencontrée, à l’époque de son enquête parisienne, lui avait dit : un sang sombre. Un sang veineux, peu oxygéné.

Le noir.

Le sang noir.

La quête de Jacques Reverdi.

Transformer chaque femme en fontaine de sang noir.

« La Couleur de Vérité, qui est aussi la Couleur du Mensonge. »

Marc raccrocha. Il vacillait, dans la blancheur du soleil. Des taches sombres dansaient sous ses paupières. Il était près de s’évanouir. La vérité le pénétrait comme un suc lent et trop riche, saturé d’évidences, de logique, de folie…

Il allait devoir s’habituer à cette démence.

Car c’était cette pulsion criminelle qu’il avait voulu contempler, droit dans les yeux.

Combien Reverdi avait-il tué de femmes pour s’émerveiller face au noir absolu ?

66

Fuir.

Fuir avec le secret.

Marc reprit un taxi et traversa Bangkok, en direction de l’aéroport. Il ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien. Assourdi par les battements de son propre cœur. Ses doigts s’enfonçaient dans son sac, à en blanchir ses jointures. Quitter ce pays. Quitter le cauchemar. Emporter son secret le plus loin possible.

Il retrouva la neutralité de l’aéroport avec soulagement. Il se dirigea vers le comptoir des classes économiques, puis se ravisa. Compte tenu de son état, et du trésor qu’il détenait, il décida de s’offrir un retour grand luxe.

Il s’orienta vers le guichet de la Cathay Pacific, une des plus prestigieuses compagnies aériennes asiatiques, et acheta un billet de première classe. Un violent coup de marteau sur sa tirelire : pas moins de cinq mille euros pour un simple retour. Mais tant pis — ou tant mieux : une manière d’écorner l’avance sur droits qu’il allait arracher aux éditeurs. Par réflexe, il serrait toujours son sac. Son ordinateur. Son livre. Son avenir.

Un tel billet donnait accès au salon VIP de l’aéroport. Un grand espace mordoré, tout en lignes et symétries strictes.

Marc vit dans ce lieu de rigueur un symbole. Le temps de l’ordre, de la structure, était venu. Il décida, en attendant son vol, d’écrire la trame définitive de son roman. Maintenant qu’il possédait son point d’arrivée, il lui était facile de tirer la ligne décisive.

Il se dirigea vers le bar et se prépara une assiette d’amuse-gueule. Il remplit aussi une coupe de champagne, puis fila droit dans le business-center, grande cage vitrée où s’ordonnaient des ordinateurs, des téléphones, des fax.

Il s’installa, brancha son ordinateur sur le secteur électrique. Avant de commencer le boulot proprement dit, il devait effectuer le ménage. Il se connecta avec son serveur « Voilà » et ouvrit la page d’accueil. En quelques manipulations, il clôtura son abonnement. Le programme lui demanda s’il était sûr de sa décision et lui signala qu’il avait un dernier message : sans doute l’ultime rendez-vous de Reverdi, au parloir de la prison de Kanara. D’un geste, Marc confirma la résiliation. Il effaça pour toujours le dernier message et son adresse e-mail.