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Désormais, tout contact avec Élisabeth était impossible.

Élisabeth Bremen était morte.

Morte et enterrée.

Dans quelques semaines, ce serait au tour de Jacques Reverdi.

Jugé et exécuté.

Il ne resterait plus rien de cette passion épistolaire, de ce grand amour fictif. Plus rien, excepté un roman qui, si Marc s’appliquait un peu, pouvait devenir un succès.

Mais Élisabeth méritait des funérailles plus sérieuses. Il ferma son ordinateur, le glissa dans son cartable, puis partit aux toilettes, machine sous le bras, après avoir cueilli une boîte d’allumettes sur le comptoir du bar. Il verrouilla une cabine et fouilla dans la poche dorsale de son cartable. C’était là qu’il planquait, en manière de porte-bonheur, le portrait de Khadidja.

Il vérifia qu’il n’y avait pas de capteurs de chaleur au-dessus de lui puis, avec précaution, il maintint la photographie au-dessus de la cuvette et l’enflamma. Il contempla le feu qui mordait le papier brillant, rongeait le visage de la beurette. Il lui envoya un sourire, en murmurant :

— Adieu, Élisabeth…

Lorsque les derniers débris noirâtres atterrirent au fond de l’eau, il tira la chasse et se souvint d’une scène identique, vécue des années plus tôt. Lorsqu’il avait détruit, dans les toilettes d’un célèbre magazine, le certificat de décès de Lady Diana. À l’époque, ce petit brasier avait sonné son adieu à la princesse — et à son métier de paparazzi.

Aujourd’hui, son destin prenait encore une fois un tournant.

Il quittait Élisabeth et devenait écrivain…

De retour dans le centre d’affaires, il s’attaqua au plan du roman. Son propre calme l’étonnait. En réalité, c’était une paix de surface, frémissante. Sa nausée le taraudait toujours et son angoisse menaçait d’exploser, à chaque seconde, en un long cri. Il était le complice d’un assassin. Il était le seul être au monde à posséder son secret.

Un bref instant, il fut tenté de changer totalement de cap : retour en Malaisie, contact avec le juge, témoignage sur l’honneur, et lettres en guise de pièces à conviction… Cela ne dura pas. Il vida sa coupe de champagne et se mit à écrire. À quoi servirait d’éclairer ces crimes dans le cadre d’un procès réglé d’avance, alors qu’il pouvait en faire un splendide thriller ?

Il se concentra sur son synopsis. La rédaction du texte lui prit moins d’une heure. Sans le moindre retour en arrière. Enfin, il relut ses vingt pages avec satisfaction. Non : le mot était trop faible. Il savoura chaque mot avec une exaltation proche de la transe. Ses mains tremblaient. Son cœur bondissait par à-coups. Il était certain qu’il tenait une intrigue « énorme ». Une petite révolution. Il en était d’autant plus convaincu qu’il n’y était pour rien.

Il contemplait, sur la surface miroitante de son ordinateur, un pur diamant. La folie, toute en transparence, de Jacques Reverdi. Il l’avait trouvée, isolée, nettoyée — et il la contemplait maintenant sous tous les angles.

Dans son effervescence, Marc se dit qu’il pouvait, dès maintenant, appâter un éditeur. Il n’en connaissait qu’un, un spécialiste des faits divers pour qui il avait rédigé plusieurs textes.

Il chercha dans sa messagerie — la vraie, celle de Marc Dupeyrat — l’adresse électronique de son contact.

Il transforma son synopsis en message électronique et rédigea quelques lignes d’introduction, expliquant qu’au cours d’un voyage en Asie du Sud-Est, il lui était venu cette idée d’intrigue. Il achevait son message par la question : « Cela vous intéresse-t-il ? »

Il connaissait la réponse. Il s’apprêtait à envoyer l’ensemble du message quand il s’aperçut qu’il n’avait toujours pas de titre. Sans hésiter, il inscrivit, au début de son texte, en lettres capitales :

SANG NOIR

LE RETOUR

67

Lorsqu’il ouvrit les yeux, l’avion traversait les nuages de Paris.

Marc songea à des vieilles guenilles poisseuses. La saleté, l’odeur de la ville étaient restées au fond de ses yeux, de ses narines — et même à l’intérieur de l’avion, dans sa classe « business », il lui semblait les retrouver. Il regarda par le hublot : les lumières de l’Île-de-France, minuscules, vacillaient dans le trouble de l’aube. En ce matin du jeudi 5 juin, Marc était incapable de la moindre pensée.

Il n’avait dormi que quelques heures, se tournant et se retournant sur son siège. Le voyage s’était déroulé sous tension. Membres raides, mains brûlantes. Dès le décollage son exaltation du salon VIP s’était muée en angoisse et rien n’avait pu l’en sortir : ni les brochettes au satay, ni les hôtesses ravissantes, ni le choix de films sur son écran : Marc avait tout perçu à travers sa crise. Son vol s’était transformé en une maladie de quatorze heures.

— Attachez votre ceinture, s’il vous plaît.

Marc s’exécuta. À mesure qu’il se réveillait, ses idées reprenaient leur place. Il aperçut le plateau de son petit déjeuner, posé sur la tablette à ses côtés. Dévorant œufs brouillés et croissants, il songea à son aventure, ses découvertes, son livre. Il avait réussi. Il possédait l’esprit d’un tueur. Il se tenait au sein de sa folie, tel l’archéologue pénétrant dans la chambre funéraire d’une reine. Et maintenant, il était loin. À douze mille kilomètres du tueur. À l’abri dans sa ville. Maître de son butin. Il allait pouvoir continuer son voyage, par l’imaginaire. Porté par la fiction, il allait approfondir son étude, exploiter le moindre signe, la moindre cohérence de l’univers du meurtrier.

Quand l’avion toucha le sol, son pressentiment se noua en certitude. Il était parvenu au bout de l’angoisse : la lumière l’attendait, la vérité allait coïncider avec la célébrité, la richesse et, enfin, la paix.

À six heures du matin, l’aéroport de Roissy ressemble aux tableaux métaphysiques de Giorgio De Chirico. Immense rotonde déserte, où l’existence paraît perdre tout repère, toute légitimité. Un grand vide en forme de coquillage, où la vacuité de l’être résonne sans fin.

Sur le tapis roulant, son sac fut un des premiers à apparaître — privilège des « premières » et des « business ». Il l’attrapa et bondit dans le jour incertain. À bord du taxi, l’effet de guenilles se renforça. La lumière morne semblait poisser les vitres. Le long de l’autoroute, des plaines s’étendaient, terrains vagues oubliés, champs de bataille vidés de leurs cadavres. Il avait souvent éprouvé cette sensation de fin du monde, après un long voyage, à l’aube. Le pressentiment qu’il s’était passé quelque chose durant son absence. Une guerre atomique, un tremblement de terre… Seules, les affiches de publicité restaient debout, ultimes convulsions d’un monde en déroute.

Marc les regardait sans les voir. C’étaient des panneaux gigantesques, tirés par des câbles, qui se déployaient dans le vent matinal comme les voiles d’un vaisseau.

Soudain, il hurla au chauffeur :

— Arrêtez-vous !

L’homme fit un bond :

— Quoi ?

— Arrêtez-vous !

— Vous êtes malade ? Vous… vous voulez vomir ?

— STOP !

De mauvaise grâce, l’homme ralentit et s’engagea sur la bande d’arrêt d’urgence.

— Reculez.

— Ça va pas non ?

Marc maugréa en ouvrant sa portière :

— Putain de Dieu…

Il sauta sur le bitume, tenant toujours son ordinateur. Il y avait plus de trois cents mètres à parcourir pour remonter jusqu’à l’affiche qu’il venait d’apercevoir. Il la dépassa et courut encore, pour prendre un recul supplémentaire.