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Enfin, haletant, il se retourna.

Khadidja était là, sur quatre mètres de hauteur, scrutant l’horizon de ses yeux noirs.

Marc ne retrouvait pas son souffle, le cœur dans la gorge. Il cherchait au fond de son crâne une explication. C’était pourtant simple à imaginer : Vincent avait fait du beau travail. Durant son absence, il avait décroché un contrat d’importance à l’apprentie mannequin.

En quelques semaines, Khadidja était devenue une star.

Un visage qui devait se multiplier dans toutes les rues de Paris.

Et elle le méritait. Cette constatation absurde lui traversa l’esprit. Elle était sublime. Tournée de trois quarts, elle lançait son regard sombre, véhément, sur le monde. Au fond de ces pupilles de jais, il y avait aussi une douceur, un frémissement liquide qui rappelait les reflets d’une laque. Une tendresse inaccessible, protégée par les pommettes hautes. Cette impression de forteresse, de protection minérale, était renforcée encore par les boucles noires qui, idée du styliste ou du photographe, étaient fixées par du gel et plaquées sur les tempes, comme des tatouages d’encre de Chine.

L’image était sépia, tirant vers l’or. Une teinte arabisante, proche du henné, qui coïncidait avec le visage émacié de Khadidja et son costume — une veste blanche cintrée, à col mao, aux arabesques brodées, rappelant les motifs cachemire.

Elle ressemblait à la fois à une muse des années hippies et à une bégum qui aurait fui le palais de son nabab en lui volant son costume. En bas de l’affiche, des lettres ornées indiquaient le nom du parfum, Élégie, aux côtés d’un flacon dont la forme évoquait la lampe d’Aladin.

Marc tomba à genoux.

Elle était sublime — et lui, il était un ver de terre.

Dans un spasme, il vomit son petit déjeuner : œufs brouillés, croissants, jus d’orange. Il ne mesurait pas encore les conséquences de la catastrophe. Mais il devinait qu’il était embarqué dans une machine infernale, possédant sa propre cadence, ses propres rouages.

Vacillant, trébuchant, s’essuyant les lèvres avec sa manche, Marc rejoignit le taxi. Quand il s’effondra sur son siège, l’homme s’exclama, en lui tendant des Kleenex :

— Vous êtes spécial, vous…

— Roulez.

— Pas de problème ! On est là pour ça.

Marc n’entendait plus rien, le cerveau dans du coton. Son œsophage le brûlait et son cœur creusait des trous d’air dans sa poitrine.

— Vous avez un portable ?

Le chauffeur ricana :

— De mieux en mieux. Qu’est-ce que vous croyez ? Vous avez pas loué une limousine, mon vieux, et…

Marc balança une poignée d’euros sur le siège passager :

— Filez-moi votre portable !

Le chauffeur jeta un bref coup d’œil aux billets :

— D’accord. Pas la peine de s’énerver.

Il fouilla sous sa veste et tendit de sa main gauche son téléphone. Marc composa le numéro de Vincent — le poste fixe, à côté de son lit. Au bout de huit sonneries, le colosse décrocha :

— Ouais ?

— C’est moi. Marc.

— Marc ? D’où t’appelles ? À Paris, il est super tôt, là, je…

— Je suis à Paris.

Froissements de draps, voix engluée : l’ours sortait du sommeil.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Je viens d’atterrir. Je t’appelle pour les affiches.

— Les affiches ?

— La campagne de Khadidja.

La voix se fit plus claire :

— T’as vu ça ? C’est dingue, non ? (Il se rengorgeait d’orgueil.) Pour un premier coup, c’est un coup de maître, comme on dit. Je t’avais prévenu… Cette petite, c’est la nouvelle Laetitia Casta. Si tu voyais le chiffre sur le contrat !

— Ce que je veux savoir, c’est l’étendue de la campagne : nationale ou internationale ?

Il y eut un silence.

— Pourquoi ? demanda enfin Vincent.

— Réponds-moi.

Le géant soupira avec lassitude :

— Ton voyage t’a pas arrangé. Nationale. Ils font un gros lancement en France. Après ça, ils verront. C’est un consortium de parfumeurs. Ils mettent le paquet et… (Il s’arrêta.) Je comprends pas : qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu viens d’arriver à Paris et tu…

— Côté journaux : qu’est-ce qui est prévu ?

Vincent souffla une nouvelle fois :

— Les parutions classiques. Féminins, hebdos… Vraiment, tes questions, c’est…

— L’annonce paraîtra dans les versions internationales de ces canards ?

— Non. Le contrat est strict là-dessus. Uniquement le territoire français et francophone.

— Sûr ?

— C’est moi qui ai rédigé les contrats. (Il éclata de rire.) Agent, mon p’tit père : qu’est-ce que tu dis de ça ? Je suis un nouvel homme. En pleine mutation. Et toi, ton voyage ?

Marc raccrocha sans répondre. Ils venaient de parvenir à la porte de Bagnolet. Au-dessus du boulevard périphérique, trois panneaux exhibaient encore la silhouette de Khadidja.

Avec son col Mao, elle faisait un splendide ange de la mort.

68

— Je ne vous comprends pas.

L’éditeur de Marc était une éditrice.

Renata Santi. Cela sonnait comme un pseudonyme — et c’était, en effet, un pseudonyme. Renata avait inventé ce nom lorsqu’elle débutait. Elle avait alors fondé les publications Santi puis s’était mariée et avait créé une nouvelle société, sous le nom de son mari : Casai. Plus tard, après avoir divorcé et vendu ses parts des deux entreprises, elle aurait pu, enfin, prendre son nom de jeune fille. Mais plus personne n’aurait su qui elle était. Elle avait donc conservé son nom de guerre et initié une troisième maison, Lorenzo, comme s’appelait son fils.

Il y avait de quoi s’y perdre, et Marc n’était pas certain d’avoir tout compris. Il avait travaillé avec Renata sur plusieurs témoignages à réécrire en urgence pour coïncider avec l’actualité.

— Je ne vous comprends pas, répéta-t-elle. Votre synopsis était passionnant. Pourquoi renoncer ?

Marc ne répondit pas. Ils étaient dans le bureau de Renata, au premier étage d’un immeuble du 6e arrondissement, aux fenêtres en arc de cercle.

— Si vous craignez l’ampleur du boulot, continua-t-elle, je peux vous faire aider. Nous avons des spécialistes. Mais je sais que vous travaillez vite, et bien.

Marc sourit au compliment. Il avait attendu le mardi suivant, le 10 juin, après un lundi férié, pour prévenir Renata de sa décision. Entre-temps, ses pires prévisions s’étaient confirmées : le visage de Khadidja s’exhibait sur tous les murs de Paris. Il ne pouvait rien faire contre cette campagne. Sinon se terrer dans un coin d’ombre, en espérant que Reverdi ne tombe pas dessus, à travers un magazine français, par exemple.

— Pour notre maison, c’est l’occasion que j’attends depuis longtemps. Frapper un grand coup sur le terrain de la fiction. Nous pourrions même être prêts pour septembre et prendre à contre-pied la rentrée littéraire.

Marc observait la femme. Un vrai phénomène. Proche de la soixantaine, elle conservait des cheveux très noirs, sans doute teints, longs et bouclés, qui ensevelissaient un visage poudré blanc. Large d’épaules, elle ressemblait à un chanteur de hard rock, d’autant plus qu’elle s’habillait toujours en noir. En détaillant ces plis sombres, on surprenait l’étrange coquetterie de ces vêtements accumulés : un gilet souple, une chasuble de marin, un tee-shirt Petit Bateau, un pantalon corsaire qui s’arrêtait au-dessus de ses mollets de cycliste, eux-mêmes gainés dans des collants satinés.