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Marc évoluait désormais dans un autre monde.

Il écrivait « Sang noir » — l’histoire d’un tueur apnéiste.

Il avait conservé, dans ses grandes lignes, l’intrigue du synopsis.

L’aventure d’un journaliste solitaire, qui remonte la piste d’un tueur en série à travers l’Asie. Il s’était démarqué de l’histoire officielle de Jacques Reverdi mais en avait conservé deux éléments clés, qui tendaient un pont direct avec le tueur réel : tout se passait en Asie du Sud-Est et son meurtrier était un professeur de plongée, ancien apnéiste.

Il avait respecté les étapes de sa propre enquête. Le Chemin de Vie. Les Jalons d’Éternité. La Chambre de Pureté. Le Sang Noir. Pour les décors, les sensations, Marc n’avait eu qu’à recopier son carnet de bord — des notes dictées par les pays eux-mêmes. Il avait seulement changé les noms et les lieux.

À titre de touche personnelle, il avait resserré le suspense en inventant un contrepoint dramatique. Parallèlement à l’investigation du héros, le tueur maintenait prisonnière une jeune touriste, qu’il s’apprêtait à sacrifier. Le livre alternait les deux points de vue, les deux histoires, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent au moment de l’affrontement final.

La seule vraie faiblesse du livre était l’événement que Marc avait dû inventer de toutes pièces : le traumatisme du tueur. Il ignorait pourquoi Jacques Reverdi était devenu ce prédateur sans pitié, assoiffé de sang noir. Tout comme il ignorait ce que signifiait la petite phrase : « CACHE-TOI VITE, PAPA ARRIVE ! » Ou pourquoi les feuilles de bambou déclenchaient sa pulsion meurtrière.

Encore une fois, il était parti des miettes du réel. Il avait imaginé que le meurtrier, adolescent, avait découvert le corps de sa mère saignée à blanc — ce qui était le cas pour Jacques. Mais il avait ajouté, dans son livre, qu’elle n’était pas tout à fait morte.

Le futur tueur était confronté à une moribonde, qui lui révélait l’identité de son père, un être atroce, tout en lui caressant le visage de ses mains ensanglantées. Des mains noirâtres, légères, dont le contact avait provoqué le double traumatisme du sang noir et du frôlement des feuilles.

Lorsqu’il relut son premier jet, Marc fut satisfait. Ce n’était pas de la grande littérature mais dans ses transes, notamment dans les passages de violence, il s’était surpassé. Finissait-il par écrire comme Reverdi ? Ou comme Élisabeth, rendue visionnaire par son maître ?

Il travailla encore. Il traversa la canicule sans la sentir. Il entendit vaguement parler des milliers de morts, victimes de la chaleur. Il vit, dans les journaux, les images des cadavres placés dans les entrepôts frigorifiques de Rungis. Il n’éprouvait qu’indifférence. Sa tête était entièrement prisonnière de son roman. Il écrivait, transpirait, maigrissait, et s’incarnait, totalement, dans ses pages.

Au début du mois de septembre, il avait achevé l’œuvre. Un pavé de quatre cents pages, qu’il décida de porter en personne à Renata Santi. Il se sentait léger — au sens figuré comme au sens propre : il avait perdu sept kilos. Et, malgré son teint hâlé, il était complètement affaibli, exsangue.

La fournaise avait légèrement reculé mais elle demeurait présente dans la ville, au fond de la pollution, comme la lente respiration d’un animal brûlant.

Lorsque le taxi quitta les rues étroites du quartier de la place Saint-Georges et atteignit le boulevard Haussmann, le visage de Khadidja l’accueillit encore sur les murs de la ville.

C’était la campagne la plus longue de l’histoire de la publicité.

70

C’est magnifique.

Renata Santi n’avait mis que deux jours à lire le manuscrit. Elle redressa la tête, secoua ses longues boucles, en un geste théâtral — elle ressemblait à un Louis XIV de parodie.

— Ce tueur et sa quête du sang noir, vraiment… D’où sortez-vous des idées pareilles ?

Marc eut un mouvement d’épaules, modeste.

— Votre imaginaire… est glaçant. Sans flagornerie, c’est un des meilleurs thrillers que j’aie jamais lus. On tient un best-seller, mon petit, faites-moi confiance. Quand je pense aux pauvres récits sur lesquels nous avons travaillé ensemble… Mais nous allons rattraper le temps perdu !

Marc était maussade. Malgré ces compliments, il éprouvait une obscure tristesse d’avoir achevé le livre. Renata continuait :

— Nous devons aller très vite. Frapper un grand coup. Il n’y a pas grand-chose à corriger. On pourrait le publier en octobre. Qu’en pensez-vous ?

Marc ne répondit pas : le trac lui serrait l’estomac.

— Cette année, la rentrée littéraire est plate comme un trottoir. On va créer l’événement ! (Elle fit un grand geste du bras, comme si elle déployait un horizon éblouissant.) D’abord, campagne de publicité. Affiches. Teasings à la radio. Vous savez ce que c’est, non ?

Marc acquiesça. Renata parlait d’une voix de gorge, comme à court de souffle :

— J’ai déjà quelque chose en tête… Sur la couleur du sang. Je vous promets un truc bien effrayant !

Il demeurait muet. Elle ajouta, sur un ton de confidence :

— Avec un peu de chance, nous pourrions même tomber juste.

— Juste quoi ?

— Eh bien, vous savez… Le procès Reverdi.

Marc se raidit :

— Je croyais qu’on s’était entendus, vous et moi. Il n’est pas question de faire le moindre lien avec cette affaire, pigé ?

Renata leva ses deux paumes :

— Aucun problème. Mais les journalistes y penseront. Ce sera la première question qu’ils vous poseront.

— Alors, je ne ferai pas d’interviews.

— Je ne saisis pas vos craintes, ni vos scrupules. D’abord le fauve est en cage. Et surtout, votre roman est une vraie fiction. On peut penser à Reverdi, c’est vrai, au début. Mais ce que vous développez ensuite est tellement… spécifique. Chacun reconnaîtra la puissance de votre imagination.

Marc avait la gorge sèche. Aurait-il le courage de mentir jusqu’au bout ? Le cran de défendre le livre d’un autre ?

— Maintenant, reprit Renata, au boulot. (Elle frappa le manuscrit du plat de la main.) J’ai placé des Post-it là où vous devez retravailler. Trois fois rien. Pendant ce temps, on avance sur la couverture. Dans quinze jours, on sera à l’imprimerie !

Marc était paralysé sur son siège. L’évocation de Reverdi avait creusé un grand vide au fond de son ventre. Un souvenir lointain lui revint à l’esprit. Lorsqu’il cassait la baraque avec Vincent : ils étaient riches, fiers, débordants de vitalité — et cinglés. Ils avaient décidé une nuit de rejoindre un groupe qui pratiquait le saut à l’élastique au-dessus du pont de Chatou.

Cette nuit-là, il n’avait pas voulu se dégonfler. Harnaché de sangles et de boucles, il avait grimpé sur le parapet, face au vide. Avant même de sauter, il s’était senti mourir. Les flots noirs à plus de quarante mètres sous ses pieds lui tendaient le miroir de sa propre mort. Et en même temps l’attiraient, l’emplissaient déjà.

Il éprouvait maintenant la même sensation.

Sauf qu’aujourd’hui, il ne portait ni sangles, ni harnais, ni aucun élastique aux pieds.

71

— Salut, Élisabeth !

Marc se retourna, abasourdi. L’utilisation du prénom avait été comme un coup de matraque sur sa nuque. Il traversait la place Saint-Georges et une main venait de lui toucher l’épaule. Il dut se concentrer pour reconnaître l’homme qui se tenait devant lui, à travers les étincelles qui dansaient sous ses paupières.