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Alain.

L’agent des postes.

— Comment qu’elle va ? demanda-t-il en éclatant de rire.

Marc avait oublié ce personnage, qui tenait jadis son destin entre ses mains. Tout cela lui semblait dater d’un siècle. Debout sur le trottoir, Alain paraissait plus petit encore qu’assis derrière son comptoir. Teint mat et queue-de-cheval : un Peau-Rouge miniature.

Marc balaya sa mèche, d’un geste réflexe, et chercha une réplique : il ne trouvait rien. Il ne savait même pas si le postier parlait d’une Élisabeth réelle ou s’il avait compris depuis longtemps qu’elle n’existait pas.

Il finit par balbutier :

— Heu… tout va bien, maintenant.

Alain le gratifia d’un clin d’œil :

— Il faut qu’elle vienne chercher ses lettres.

— Elle a reçu des lettres ?

Le Vietnamien éclata de nouveau de rire :

— Vingt-huit !

Trente minutes plus tard, Marc sortait du bureau de poste, les bras chargés d’enveloppes. Alain avait bien voulu les lui remettre, bien que le contrat de réexpédition soit expiré depuis longtemps.

Il s’arrêta pour lire les enveloppes. Elles portaient toutes le même en-tête, un symbole écrit en arabe. À l’évidence, après la mort de Jimmy, Reverdi avait utilisé une association musulmane pour expédier son courrier en toute discrétion. Il comprenait mieux les articles selon lesquels Jacques s’entourait d’islamistes.

Marc regarda les dates d’affranchissement. Pendant près de trois mois, le tueur amoureux avait écrit une lettre tous les trois jours. Elles étaient classées par ordre chronologique. Il ne résista pas à la tentation d’en ouvrir quelques-unes, là, sur le trottoir. Il commença par la première, datée du 12 juin :

Mon amour,

Je n’ai reçu aucun e-mail de toi depuis dix jours. J’ai d’abord été inquiet. J’ai eu peur qu’il ne soit survenu un accident sur la dernière île. Mais non : j’en aurais entendu parler. Il s’agit sans doute d’une panne technique. Pour une raison ou une autre, tes messages ne parviennent pas dans ma boîte aux lettres. Je ne sais pas si tu reçois les miens. Pour plus de sûreté, je te réécris à ton adresse parisienne…

Marc engouffra la feuille dans son enveloppe. Il ouvrit la lettre suivante. 15 juin. Ses yeux tombèrent au hasard sur ces lignes :

… Je comprends de moins en moins ton silence… Que s’est-il passé à Phuket ? Pourquoi cette absence de nouvelles ?…

Troisième lettre. 19 juin. Changement de ton radical :

… Ce que j’avais pris pour une panne s’avère être une fermeture volontaire de ton adresse électronique…

Marc sauta plusieurs paragraphes et lut :

… Serait-ce un jeu ? Si c’en est un, je ne peux admettre ton inconscience. Tu sais désormais qui je suis. Tu sais que c’est moi qui fixe les règles…

À la fin du texte, le tueur se radoucissait :

… C’est une douleur de ne plus te lire, mais encore un bonheur de t’écrire, à la main, comme à nos débuts…

Marc froissa la lettre. Il piocha une enveloppe datant du début juillet. L’écriture était moins régulière :

Élisabeth,

Ton silence revêt maintenant une signification que je maintiens à distance. Trois syllabes que je me refuse à prononcer. Car, tu le sais, elles pourraient avoir des conséquences définitives. Tu es mon élue. Tu es celle que j’ai choisie. Je t’accorde encore un sursis…

Marc glissa encore une fois jusqu’à la conclusion :

… Tu peux encore m’écrire à mon adresse électronique. Fais-le vite avant qu’il ne soit trop tard. Ni toi ni moi ne voulons cela.

Il renonça à lire d’autres plis, plus récents. Il tremblait des pieds à la tête. Il lança un regard autour de lui : passants, voitures, boutiques… Il les discernait dans une version brouillée, comme au fond d’un aquarium. Il n’appartenait plus à ce monde ordinaire. Il portait désormais une marque rouge, qui l’excluait — le condamnait. Il s’appuya contre un mur et se raisonna. Que se passait-il qu’il n’avait pas prévu ? N’avait-il pas imaginé mille fois cette colère ? Que craignait-il au juste ? Encore une fois, il prêtait des pouvoirs surnaturels à Jacques Reverdi. Derrière les barreaux, il ne pouvait rien. Et il ne connaissait même pas l’existence de Marc Dupeyrat. Dans quelques semaines, l’ennemi serait jugé et exécuté. Affaire classée.

Ce raisonnement ne lui apporta aucun réconfort. Il serrait son courrier contre son torse. Il fallait s’en débarrasser. Brûler ces lettres. Conjurer la malédiction.

72

Lorsque le taxi parvint au bout du tunnel de la Défense, Marc ne reconnut rien. Il faisait fausse route. Il ne retrouverait jamais ici les terrains vagues qui avaient marqué son enfance. Nanterre avait fait peau neuve. Les constructions étaient si nombreuses, si étincelantes qu’elles avaient effacé jusqu’au souvenir des territoires abandonnés qu’il cherchait.

— Où on va exactement ?

— Continuez tout droit, répondit-il au chauffeur. Jusqu’à la place de La Boule.

Il avait dit cela au hasard. Il tentait de se remémorer ces quartiers. La grande zone des tours, au nord, dont les blocs portaient des noms poétiques : les « Fontenelles », les « Champs-aux-Merles », les tours « Aillaud », surnommées les « tours-nuages »… Le vieux Nanterre, à l’ouest, aux pavillons de briques, serrés les uns contre les autres. Puis, au-delà encore, après la préfecture et l’université, le vrai no man’s land, un ghetto crevé de terrains vagues, de cités délabrées, de casses et d’usines abandonnées. C’était ce quartier qu’il visait, dont la plus célèbre cité s’appelait, justement, La Folie.

— Et maintenant ?

Ils étaient parvenus place de La Boule. Jadis surplombé par un pont-toboggan, le rond-point était maintenant aussi plat et ordonné qu’un jardin public. Tout autour, Marc ne voyait que des bâtiments de verre bleuté, des espaces verts, des pavillons rénovés.

— Allez jusqu’à la gare de Nanterre-ville. On verra après.

— Après, c’est la zone.

Il n’en espérait pas tant. Il observait maintenant les rues où il avait grandi, où ses parents possédaient leur pharmacie. Depuis combien d’années n’avait-il pas mis les pieds au cimetière du Mont-Valérien, où ils étaient enterrés ? Depuis combien de temps n’avait-il pas vu sa sœur ? Il s’était toujours senti étranger à sa famille, à ses propres origines. Pourtant, aujourd’hui qu’il voulait se perdre sur la Terre, trouver un repli secret dans l’univers, c’était naturellement vers Nanterre qu’il s’était dirigé.

— Prenez le boulevard de la Seine.

— Vous êtes sûr ?

— Suivez la direction des cités Komarov.

Le nom lui était revenu sur les lèvres. Les dernières cités avant le fleuve. La voiture passa sous le pont du RER et tomba sur un paysage inespéré : des immeubles gris, des usines, des voies ferrées… Marc reprit confiance.

— Je dois trouver de l’essence.

Le chauffeur lui lança un regard soupçonneux.

— Je suis en panne, expliqua Marc. Ma voiture est en rade plus loin. Trouvez-moi une pompe.