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Marc était aux anges. Grisé, il se laissait porter par ce doux roulis. Les compliments, les flatteries, les propositions — et le chèque : il avait touché la deuxième moitié de son à-valoir. Son premier réflexe, maintenant que l’œuvre était achevée, avait été de rembourser Vincent pour les frais du voyage. Une manière de boucler, définitivement, l’affaire Reverdi.

Depuis le sinistre exorcisme de Nanterre, ses angoisses avaient disparu. La date du procès de Jacques était fixée au 5 novembre. Le meurtrier avait été interrogé par le DPP mais avait refusé de répondre — une attitude particulièrement « aggravante ». Il ne restait plus qu’à organiser une reconstitution puis le suspect serait transféré à la prison de Johor Bahru, où aurait lieu son procès. D’après la presse de Malaisie, les juges ne mettraient que quelques jours pour l’envoyer à la potence.

Un autre fait tranquillisait Marc : les affiches de Khadidja, enfin, avaient disparu des murs parisiens. Et la campagne de presse était terminée. Dans un accès de prudence, il avait aussi vérifié un détail : Élisabeth Bremen — la vraie, celle dont il possédait toujours le passeport — avait quitté la Cité Universitaire en juin, et n’était plus réapparue. Encore un verrou qui se bouclait.

Enfin, Marc avait pris soin de revendre son ordinateur, toujours au nom de l’ancien propriétaire. Le matériel avait changé de mains sans qu’à aucun moment, son nom apparaisse quelque part. Le passé était enterré. Il n’avait plus qu’à savourer le succès à venir et, pourquoi pas, réfléchir déjà à un nouveau roman…

Il se dirigea vers le bar, d’un pas nonchalant. Il découvrait avec plaisir ce lieu un peu déjanté. Une sorte d’entrepôt, aux murs bruts, aux armatures d’acier, où la musique résonnait comme au fond d’une lessiveuse en zinc. Des odeurs d’algues et de moisi planaient, sans doute à cause de la Seine toute proche, qui léchait les pilotis du bloc, sous leurs pieds. D’ailleurs, dès qu’on s’éloignait de la chaleur des projecteurs, on grelottait à cause de l’humidité. Il sourit : l’idée de secouer un peu la communauté littéraire, pas vraiment familière de ce genre d’atmosphère, lui plaisait bien. Et puis, la musique était si forte qu’il était impossible de parler. Un bon moyen pour faire taire tout le monde, et étouffer dans l’œuf les critiques et médisances.

Marc atteignit le bar en état d’apesanteur.

Khadidja plongea dans la foule.

Elle connaissait Les Remises. Elle adorait ce grand souk, où ses copines mannequins venaient faire leur marché. Il y avait celles qui cherchaient « l’homme de leur vie », celles qui traquaient une « pompe à fric », ou simplement un mec avec une super-« teub ». Ces docks glacés abritaient un trafic infini de relations possibles, dans un vacarme de tremblement de terre.

Elle aussi, ce soir, allait faire son marché. Elle était certaine de le revoir. Au début de l’été, lorsqu’elle avait appris que Marc était rentré, elle lui avait envoyé un e-mail de bienvenue. Pas de réponse. Elle avait ensuite risqué un message sur son répondeur.

Silence total.

À la fin du mois de juillet, à l’occasion d’une séance photos, elle avait discrètement interrogé Vincent : Marc s’était enfermé quelque part, dans le Sud, afin d’achever un livre. Quel livre ? Vincent l’ignorait. Le principal était ailleurs : Marc avait une excuse. Un cas de force majeure. Il ne fallait pas déranger « l’artiste ».

Maintenant, c’était officiel : Marc Dupeyrat avait écrit une œuvre de fiction, Sang noir, qui bénéficiait d’un « buzz » très positif. Khadidja frémissait à l’idée de le féliciter. Elle avait décidé de passer l’éponge. D’oublier son attitude déplaisante, son silence, sa grossièreté. Pour ne retenir qu’un seul geste : le vol du polaroïd, au printemps précédent… Elle s’était tant de fois repassé cette scène que ces quelques secondes étaient plus usées, dans son esprit, que ses cassettes VHS de comédies égyptiennes.

Elle jouait des coudes dans la cohue. Elle était impatiente de retrouver le petit homme, métamorphosé en écrivain. Elle-même n’avait-elle pas changé ? Chaque semaine, elle se glissait entre les pages de papier glacé des magazines, déambulait sur les podiums. On lui avait même proposé plusieurs contrats d’exclusivité avec de grandes marques de parfums et de produits cosmétiques.

Elle avait déménagé — un quatre-pièces qu’elle avait choisi, exprès, dans l’immeuble où elle avait passé trois ans de sa vie prisonnière d’une chambre de bonne. Elle avait aussi passé son permis de conduire et décidé de remettre sa soutenance de thèse à l’année suivante. L’argent était là : il fallait l’attraper. Freud et Lévi-Strauss pouvaient bien attendre.

Oui : Marc et elle avaient fait un sacré chemin.

Le moment était maintenant venu de se retrouver — au sommet.

Mais où était-il ?

En retrait, Marc marquait la cadence avec sa tête et contemplait le décor. Au-dessus de la foule, une estrade se dressait où se détachaient, en ombres chinoises, quelques danseurs. Un véritable théâtre balinais. Un détail parachevait le sortilège : d’énormes ventilateurs secouaient les silhouettes, à la manière de figurines de papier. À droite, surplombant la scène, un DJ semblait astiquer ses platines avec ses coudes, misant ce soir sur les années quatre-vingt et mitraillant la salle des « tubes » pleins de vieux synthétiseurs gargouillants et de voix suraiguës.

Le champagne commençait à faire son effet. Marc contempla les visages. Il ne reconnaissait personne. Et pour cause : Renata s’était occupée de tout. Elle avait invité les grandes figures de l’édition, les célébrités de la « jet-set ». Or, il ignorait tout du monde littéraire et il y avait bien longtemps qu’il ne suivait plus les évolutions de la galaxie people.

Soudain, pourtant, il reconnut une tête. Puis deux. Puis trois. Ça ne collait pas : ces types étaient des collègues. Des chroniqueurs judiciaires, des journalistes de faits divers, des photographes de news. Qu’est-ce qu’ils foutaient là ? Il aperçu même Verghens, qu’il n’avait pas invité…

Il traversa la mêlée et repéra Renata Santi, en grand conciliabule, près du buffet. Il l’attrapa par le bras et l’emmena à l’écart.

— Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? hurla-t-il. Vous m’aviez parlé d’un cocktail littéraire. Il y a tous les charognards de Paris. Les spécialistes des faits divers. On était convenus de ne faire aucun lien avec Reverdi !

Renata prit un air offusqué, en se libérant de son emprise :

— Je n’y suis pour rien, je vous assure ! Quelques noms ont dû se glisser, je…

— Vous me prenez pour un con ? Mon livre est un roman. Bon Dieu ! C’est de la fiction ! Rien à voir avec la réalité !

Renata changea d’expression, sa bouche s’ourla en un sourire de figue :

— Vous êtes un rabat-joie. Regardez-les ! dit-elle en lui prenant le bras à son tour. Ils sont verts de jalousie. Vous avez réussi ce qu’aucun d’entre eux n’est parvenu à faire. Vous avez transformé votre expérience de terrain en création artistique. Vous avez eu assez d’imagination pour écrire un roman. Un vrai !

Marc se prit un mauvais frisson. Il s’arracha à son tour des mains de la bonne femme et s’enfouit parmi la foule. Les épaules, les coudes, les étoffes le frôlaient. Il se souvint de la jungle de Thaïlande. Les feuilles de bambou. Le miel doré fondant sous la flamme avant que le couteau…