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Trois jours sur le territoire asiatique, trois jours encore pour effectuer une escale dans un pays d’Europe et prendre la direction de la France, sous une nouvelle identité. Soit environ six jours.

Jacques Reverdi s’était évadé le 14.

On était le 17.

Il restait encore à Marc trois jours pour se préparer.

À quoi au juste ?

Il réfléchit encore.

Que ferait Reverdi en priorité, en arrivant à Paris ?

La réponse était simple : il se rendrait à l’adresse d’Élisabeth.

Poste restante, rue Hippolyte-Lebas, 9e arrondissement.

Marc attrapa sa veste et partit au pas de course.

Il fallait prévenir Alain.

Et le protéger.

76

— Comment ça, il n’est pas là ?

Marc était trempé de sueur : il avait couru jusqu’au bureau de poste. Il fixait avec intensité la femme assise à la place d’Alain :

— Il est en congé ?

La postière ne cessait de remonter ses lunettes en fronçant le nez. Son expression était contradictoire, à la fois éberluée et méfiante.

— Il n’est pas là, c’est tout.

— Il est malade ?

Elle le fixa à travers les transparences : la vitre et ses lunettes.

— Pourquoi ces questions ?

Marc devait réagir à toute vitesse. Hors de question d’évoquer Élisabeth Bremen ; ni quoi que ce soit qui concernât la poste. Il eut un éclair :

— C’est à propos de la cérémonie de dimanche. Je suis le propriétaire du local où ils organisent leur messe.

Pendant des années, Marc avait vécu dans un immeuble de la rue de Montreuil, qui jouxtait une église catholique vietnamienne. Un simple entrepôt où une communauté se retrouvait chaque dimanche. Le regard de la postière s’éclaira :

— À Vanves ?

Marc était tombé juste, mais il ne fallait pas s’engouffrer dans la brèche :

— Non. Je parle de la paroisse rue de Montreuil. Une cérémonie est prévue, samedi. Mais ce n’est plus possible. Il faut que je parle à Alain. Vous avez ses coordonnées personnelles ?

La femme retourna un formulaire de lettre recommandée et le lui tendit :

— Écrivez-lui un mot là-dessus. Je lui transmettrai.

— Je dois lui parler moi-même !

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

Son nez se plissa de nouveau comme un galon de tissu :

— C’est son jour de dialyse.

Marc accusa le coup — il se souvenait vaguement qu’Alain avait plaisanté plusieurs fois sur ses problèmes de santé et ses « vidanges ». À l’époque, Marc n’avait pas compris. À vrai dire, il n’avait même pas écouté :

— L’opération a lieu à l’hôpital ?

— Non. Chez lui. Une hémodialyse à domicile. Il possède le matériel.

— Donnez-moi ses coordonnées.

— Je ne les ai pas.

— Seulement son nom de famille. Je ne sais même pas comment il s’appelle !

La postière hésitait. Marc frappa le comptoir :

— Bon Dieu : cent Vietnamiens vont se déplacer pour rien demain !

Il avait hurlé. L’accent de sincérité parut convaincre la fonctionnaire :

— Il s’appelle Alain van Hêm.

Marc attrapa un stylo enchaîné à un socle et demanda :

— Comme un « nem » ?

— Très drôle.

Marc eut un tel regard que la femme recula sur son siège.

— Je ne plaisante pas. Épelez-moi son nom.

— « V.A.N. » puis « H.E.M. ». Avec un accent circonflexe sur le « E ». Il habite dans le 13e arrondissement. Le quartier chinois.

Marc courut vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta, pris soudain d’un doute :

— Personne n’est venu demander du courrier au nom d’Élisabeth Bremen ?

— Jamais entendu ce nom. (Elle fronça encore le nez, ses carreaux remontèrent.) Quel rapport avec votre histoire d’église ?

Marc bondit dehors. Il vacillait dans l’air pollué de Paris. Étourdi par les mensonges. La peur. Les voitures qui passaient à toute allure. Il enfonça ses mains dans ses poches et se mit en marche, en quête d’un bar-tabac. Il pénétra dans le premier rencontré et commanda un expresso sans s’arrêter au comptoir.

Il plongea au sous-sol et s’engouffra dans une cabine téléphonique. Sous la tablette, il trouva un annuaire. Il feuilleta les pages, s’efforçant de respirer lentement. Dialyse ou pas dialyse, il n’aimait pas l’absence d’Alain van Hêm. Pas aujourd’hui. Voilà :

ALAIN VAN HÊM
70, RUE DU JAVELOT
TOUR SAPPORO

Il tenta d’appeler le numéro de téléphone. Pas de réponse. En route pour le quartier chinois.

Il parvint sur le parvis de l’immeuble à treize heures.

La trouille ne le lâchait plus. La sueur enduisait tout son corps, comme la pellicule d’eau qui se glisse sous les combinaisons de plongée et réchauffe la peau. Sauf qu’ici, le vernis était glacé.

Avançant d’un pas rapide, il voyait se rapprocher la tour. Elle paraissait grossir, absorber tout l’horizon. Il pénétrait dans son ombre tel Jonas dans le ventre de la baleine.

Il poussa la première porte vitrée et étouffa un juron. Il n’avait pas le code d’entrée pour ouvrir la seconde. Il dut attendre, transpirer, tourner en rond dans le sas jusqu’à ce qu’un vieillard han arrive.

Dans le hall, il faillit hurler encore quand il vit la muraille de boîtes aux lettres. Il s’efforça à la patience et lut, méthodiquement, chaque nom, en partant de la gauche, rangée après rangée. Au milieu de la quatrième, il repéra son homme : douzième étage, porte 12238.

Il appela le premier des quatre ascenseurs mais s’aperçut qu’il ne desservait que les numéros impairs. Il appuya sur un autre bouton. Mauvaise pioche : celui-ci montait directement au vingtième étage. C’était la tour infernale. Marc trouva enfin le bon ascenseur et y plongea.

Douzième étage. Marc longea les couloirs, ponctués de portes rouges, toutes identiques. Le numéro était inscrit en haut à droite, sur une plaque de cuivre : 12236… 12237… 12238. Marc s’appuya d’une main contre le chambranle pour reprendre son souffle. Enfin, il sonna.

Pas de réponse.

Il plaça son oreille contre la porte. Aucun bruit. Il sonna encore. Le dérangeait-il en pleine « vidange » ? Un renvoi acide lui brûla la gorge. Il frappa plus fort, avec le poing, puis fixa la serrure. Un simple modèle de sûreté à cylindre.

Il plaqua la main en hauteur et appuya. La paroi s’écarta : pas verrouillée. Marc sortit de sa poche une simple carte de visite puis la glissa sous le pêne. Dans le même temps, il exerça une poussée de l’épaule et souleva la porte de ses gonds. Le mécanisme s’ouvrit.

Tout de suite, une odeur singulière lui crispa les narines.

Un mélange de bouffe et de métal.

Du sang.

Il songea à l’hémodialyse. Il savait en quoi consistait l’opération : filtrer son propre sang en le faisant circuler à travers plusieurs membranes. Si Alain avait procédé à l’opération aujourd’hui, il n’était pas surprenant qu’une telle puanteur circule. Pourtant, la peur ne le quittait pas. Il avança dans le vestibule. Les battements de son cœur menaient une cadence discrète, montant crescendo, façon Boléro de Ravel.