Выбрать главу

Il découvrit un petit séjour, aux allures de maison de poupée. Papier peint à rayures ; canapé à fleurs, table basse, bibelots dans une vitrine ; des livres aux reliures identiques, sans doute achetés par correspondance. Il suivit un couloir. À gauche, la cuisine. À droite, la chambre. Vides. Au fond, une porte entrouverte sur des carreaux blancs : la salle de bains.

L’odeur avait maintenant la lourdeur d’une peinture fraîche.

Tous ses capteurs étaient au rouge.

De deux doigts, il poussa la porte et dut s’adosser à l’encadrement.

C’était bien le jour de la dialyse.

Mais Alain avait été sérieusement aidé dans sa manœuvre.

Il était nu, ligoté sur un fauteuil médical, avec du fil à sécher le linge et du câble télé. À ses côtés, un appareillage, composé d’un long tube, de compteurs à quartz et de deux pompes : la machine à filtrer le sang.

On avait tranché le conduit qui partait de la saignée du bras du Vietnamien et on l’avait dévié, tel un tuyau d’arrosage, vers des récipients posés à ses pieds. Bocaux d’épices. Flacons de sauce aigre-douce. Bouteilles coupées d’eau minérale. Tous avaient été vidés de leur contenu puis remplis à ras bord, dégoulinants et poisseux.

Marc recula contre un angle de faïence.

Il allait devoir sérieusement réviser ses comptes.

Parce que Jacques Reverdi était déjà à Paris.

Il visualisait la scène. À mesure que le prédateur interrogeait sa victime, il maintenait son pouce à l’extrémité du tuyau coupé afin de le boucher. Si Alain ne répondait pas, il libérait le flux et remplissait un récipient. Une autre question, un autre flacon. Et ainsi de suite.

Mais Reverdi avait fait pire.

Après avoir obtenu les réponses à ses questions, il avait enfoncé le tuyau dans la gorge d’Alain, le forçant à boire son propre sang. Le postier avait été étouffé par le breuvage. Le sang encore frais lui sortait par la bouche, le nez, les oreilles. La tête était gonflée, les joues pleines, les tempes boursouflées.

En s’approchant, Marc constata que la machine était encore en marche : les derniers centilitres, poussés par la pression, continuaient à pénétrer le cerveau d’Alain. Ce visage n’allait pas tarder à exploser.

Marc était étonné de conserver sa lucidité. Seule l’urgence le tenait debout. Qu’avait pu dire le postier ? Pas grand-chose, hormis le fait que c’était un homme qui venait chercher le courrier d’Élisabeth. Pour le reste, Alain ne connaissait que le prénom de Marc. Il ne lui avait demandé qu’une seule fois son passeport, lorsqu’il avait ouvert le « contrat de réexpédition », huit mois auparavant. Aucune chance qu’il se souvienne de quoi que ce soit.

Marc bénéficiait donc d’un sursis. Il recula avec précaution, cherchant à se rappeler s’il avait posé sa main quelque part. Non. Vieux réflexe de fouineur qui ne laisse jamais de trace.

Sur le seuil de la salle de bains, il se dit qu’il devait arrêter la machine, pour éviter l’ultime outrage. Il revint sur ses pas mais, face aux boutons de commande, il s’immobilisa. Il n’avait pas la moindre idée du fonctionnement du système, et à l’idée de commettre une maladresse — augmenter la pression par exemple, provoquant l’explosion du crâne —, il préféra renoncer.

Parvenu dans le salon, il rouvrit la porte d’entrée, la main emmaillotée dans sa manche, et jeta un coup d’œil sur le palier : personne. Avant de s’enfuir, il chercha dans sa mémoire une prière — juste quelques mots — pour demander pardon à Alain.

Il ne trouva rien.

Il abandonna le Vietnamien à sa pression.

77

Par prudence, il emprunta l’escalier et descendit un étage à pied. Au onzième, il appela l’ascenseur. Dans la cabine, il s’effondra. Il s’accroupit par terre, dos à la paroi de fer, et se mit à sangloter. Il était perdu et, il le savait, virtuellement mort. Il ne cherchait même pas à imaginer les souffrances qui l’attendaient.

Les portes s’ouvrirent au cinquième étage. Marc n’eut que le temps de se remettre debout. Deux adolescents chinois entrèrent, en ricanant. Marc se plaqua contre la cloison du fond, retenant souffle et sanglots. Les gamins sortirent au rez-de-chaussée, sans un regard pour lui. Il laissa les portes se refermer. La cabine descendit encore. Il s’aperçut que la tour était si gigantesque qu’elle possédait un deuxième rez-de-chaussée…

Quand les parois s’écartèrent à nouveau, il découvrit une galerie commerciale, donnant sur des jardins à ciel ouvert. Il avança de quelques pas et écarquilla les yeux. En un étage, il avait été propulsé à Hongkong ou à Pékin. Tous les visages étaient chinois. Toutes les voix étaient chinoises. Les néons dessinaient des calligraphies, projetant des lumières rouges, bleues ou jaunes. Des remugles de nourriture, chargés d’ail et de soja, planaient dans l’air.

Marc titubait. Un homme le bouscula. Il se retrouva plaqué contre la vitre d’un magasin de CD et de DVD. Des enceintes diffusaient une mélodie romantique. Il était paralysé, les bras en croix.

Avec peine, il se remit en marche, poursuivi par la petite voix aigre de la chanson. Ses yeux lui évitaient les obstacles mais n’analysaient pas les visages ni les objets rencontrés. Il avançait comme un somnambule, sans qu’aucun détail lui soutire la moindre pensée ou réaction.

Il prit conscience qu’il n’avançait plus. Devant lui, dans la vitrine, quatre exemplaires du même livre trônaient fièrement sur leur socle. La couverture, sur fond noir, affichait en lettres rouges : SANG NOIR. Dans un autre espace-temps, Marc aurait été heureux — ou ému par ce spectacle.

Mais à cet instant, il n’était ni heureux, ni ému.

Simplement terrifié.

Jacques Reverdi était-il passé par cette galerie commerciale en quittant l’appartement d’Alain ? Avait-il vu ce livre ? Combien de temps lui avait-il fallu pour tout comprendre ? Marc ne doutait pas que le postier eût donné son prénom. Grâce au roman, Reverdi possédait le patronyme complet.

Marc s’élança sous les voûtes. Il n’avait pas effectué deux pas qu’il reçut un nouveau choc. Un uppercut dans le foie. Dans la vitrine d’une parfumerie, le visage de Khadidja le regardait.

Il s’approcha, chancelant. C’était un panneau cartonné sur un support. Marc ne foutait jamais les pieds dans une parfumerie — il ignorait donc que la campagne de publicité pour Élégie se poursuivait maintenant, en toute discrétion, sur les lieux de vente.

Reverdi avait-il déjà rencontré Élisabeth dans une de ces vitrines ?

Il tenta de reprendre sa course, coincé entre la couverture de son livre et les affichettes de Khadidja. Il se faisait penser à un trappeur prisonnier de son propre piège, la jambe coincée entre des mâchoires de fer.

Il se retourna brutalement — il lui semblait avoir vu, dans le reflet de la vitrine, la silhouette d’un homme au crâne rasé. Un homme qui aurait pu être Reverdi. Non : il n’y avait personne.

Personne d’occidental en tout cas.

À ce moment, il eut un éclair de lucidité.

Ses lèvres prononcèrent malgré lui :

— Khadidja.

78

En route vers la rue Jacob, Marc ne cessait d’appeler Vincent. Aucune réponse. Pas même de message. Cela ne signifiait pas que le photographe était absent. Au contraire, quand il travaillait, il déconnectait son cellulaire et sa ligne fixe. Marc exhorta le chauffeur à foncer, ce qui ne provoqua que des soupirs et des remarques sur la « circulation de plus en plus merdique » à Paris.