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Marc s’enfouit dans ses pensées — qui se résumaient à une seule : sauver Khadidja. Il fallait la cacher, la protéger et, d’une façon ou d’une autre, lui expliquer. Parmi toutes ses raisons de paniquer, cette perspective d’explication était la plus forte.

Comment lui raconter toute l’histoire ?

Le taxi n’avançait plus. Un embouteillage sur le boulevard Saint-Michel. Il tenta une nouvelle fois le numéro de Vincent. En vain. Il était certain que le géant saurait où était Khadidja. Il prévoyait également de le mettre en garde. Mentalement. Marc suivait le chemin du tueur : des affiches, il contacterait la société des parfumeurs ou l’agence de publicité. En quelques coups de fil, il débusquerait les coordonnées de Vincent, ou même de Khadidja.

La voiture était toujours à l’arrêt. Marc paya le chauffeur, expliquant qu’il allait finir la course à pied. L’autre grogna : « Bonjour la solidarité. » Il remonta le boulevard au trot, puis descendit la rue Médicis, à droite, le long des jardins du Luxembourg. Parvenu au coin de la rue de Tournon, l’image de Renata Santi jaillit dans son esprit. Elle aussi était en danger. Il composa son numéro, tout en continuant à marcher.

— Marc ? Où êtes-vous ? Ça fait trois jours que je…

— J’ai vu le livre.

— Vous êtes content ?

Sa voix pulmonaire lui donnait toujours un ton précipité. Marc devait jouer le jeu, le temps de quelques répliques :

— Super.

— Mais vous n’avez pas répondu aux requêtes de…

— Renata, j’ai quelque chose à vous demander.

— Dites. Avec les premiers échos que je reçois des libraires, vos désirs sont des ordres.

— Un homme vous a-t-il contactée à propos du livre ? Quelqu’un de bizarre ?

— Bizarre dans quel style ?

Marc comprit qu’il faisait fausse route. Jamais Reverdi n’aurait l’air étrange ni suspect. Au contraire. Pourtant, il insista :

— Je ne sais pas. Un journaliste que vos attachées de presse ne connaîtraient pas. Un type qui voudrait m’approcher, pour une raison ou une autre. Pas d’appel de ce genre ?

— Non.

— Pas de présence anormale, devant vos bureaux ?

— Vous commencez à me faire peur…

Marc dévalait la rue Bonaparte.

— Écoutez-moi. Si vous voulez vraiment me faire plaisir, quittez votre bureau et trouvez-vous un coin tranquille, qui ne soit pas votre appartement. Et surtout, ne dormez pas chez vous ce soir.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous devenez franchement inquiétant, Marc.

— Je vous expliquerai tout demain. Juré. Mais pour ce soir, suivez mes instructions, d’accord ?

— Eh bien… (Sa respiration bourdonnait dans les graves.) C’est un peu original comme requête, mais d’accord… J’ai connu de drôles d’oiseaux mais vous avez la palme !

Marc raccrocha — il était parvenu rue Jacob. Il tourna à gauche, atteignit le portail. Son cœur cognait sous ses côtes. Ses jambes flageolaient. Le studio avait son apparence habituelle : grandes baies vitrées, occultées par des rideaux. Il tendit la main vers la sonnette.

Son geste s’arrêta net.

La porte de verre était ouverte. Marc sentit ses jambes céder pour de bon. Il pivota et s’appuya contre la vitre. Un craquement fissurait son corps. Une longue déchirure d’os, qui traversait tous ses membres.

Jacques Reverdi l’avait précédé.

Et il était peut-être encore sur les lieux…

Il se souvint qu’un commissariat était situé à cent mètres de là, rue de l’Abbaye. Mais il songea à Vincent et se retourna, face à l’embrasure. Après tout, il était le seul responsable de ce cauchemar.

Sans un bruit, il poussa la porte. Le studio baignait dans un silence de sanctuaire. Tous les rideaux étaient tirés. Seules, quelques lucarnes en hauteur diffusaient un filet de lumière. Il lui suffit de deux pas pour obtenir une confirmation : Reverdi était passé — et déjà reparti.

Des centaines de photos jonchaient le sol. Le tueur avait retourné les archives de Vincent, afin de trouver les images et les coordonnées de Khadidja Kacem, alias « Élisabeth Bremen ».

Mais il y avait beaucoup plus grave.

Au-delà des projecteurs éteints, Vincent était assis dans son fauteuil — un siège à roulettes que Reverdi avait poussé au centre du plateau. Le gros homme était de dos, tête baissée, tourné vers les grandes toiles colorées qui se déroulaient jusqu’au sol. Sa posture ne laissait aucun doute : refroidi. Autour de lui, un tas de photographies étaient répandues en arc de cercle.

Marc avança, lui-même plus mort que vivant. Sa tête était comme une chambre noire, qui ne révélait plus que des images de destruction.

Vincent était nu, comme Alain, mais dans une version XXL, monstrueuse. Plis de chair, compressés encore par les torsades du ruban adhésif qui l’immobilisait dans le fauteuil. Son corps de baleine portait la trace de multiples blessures. Pas de celles que Reverdi pratiquait sur ses victimes féminines — incisions fines et nettes, sans bavure. Cette fois, c’étaient de belles et franches entailles. Rageuses, barbares, profondes. D’après les gerbes brunes qui en avaient jailli, atteignant parfois deux mètres de longueur, Reverdi avait choisi pour l’occasion les artères et non les veines ; gros débit et forte pression.

Pourtant, Marc comprenait qu’une fois encore, Reverdi avait, dans un premier temps, obturé les plaies avec du ruban adhésif. De nouveau, il avait pratiqué son chantage au sang, attendant les réponses à ses questions, avant de « lâcher la sauce ». À chaque refus, à chaque silence, il avait arraché un pansement bricolé, ouvrant une vanne de mort.

S’approchant, Marc remarqua un détail singulier. Les longs cheveux couvraient entièrement le visage baissé, mais certaines mèches paraissaient torsadées et dures, comme des dreadlocks de Jamaïcain. Doucement, très doucement, Marc glissa sa main sous le menton de Vincent et lui releva le visage.

Le tueur avait arraché les yeux du photographe et enfoncé dans ses orbites des pellicules déroulées. Une seconde encore, et Marc comprit que la tête du cadavre avait été placée selon un axe spécifique. Ce visage énucléé « regardait » quelque chose, situé dans le dos de Marc.

Il se retourna et aperçut des traces sanglantes autour des grandes toiles de papier coloré. Sans hésiter, il les arracha une à une et découvrit la suite du message.

Sur le dernier fond, couleur parme, l’assassin avait écrit avec le sang de sa victime :

VOIR N’EST PAS SAVOIR !

Marc se recula et buta contre le cadavre. Il vit toute la pièce basculer et comprit qu’il perdait connaissance. In extremis, il se rattrapa à l’épaule de son ami martyrisé. À ce seul contact, il hurla — un cri du ventre qu’il retenait depuis sa première visite chez Alain. Il hurla encore, et encore. Plié en deux sur son souffle, sur sa rage, sur sa peur. Il hurla, jusqu’à se déchirer les cordes vocales.

Puis il tomba à genoux, sanglotant sur les photos éparses sur le sol, collées par le sang séché.

C’est à cet instant qu’il comprit la conclusion du message.

Tous ces clichés ne représentaient qu’un seul sujet : Khadidja.

Vincent avait-il donné son adresse ? Sans aucun doute.

Qu’avait-il pu dire d’autre ? Rien. Il ne savait rien. À l’idée des tortures inutiles qu’il avait subies, Marc sentit une nouvelle vague de sanglots le soulever — mais il s’arrêta net.