«A la Ligue des Rouquins. En considération du legs de feu Ezechiah Hopkins, de Lebanon, Penn., USA, une nouvelle vacance est ouverte qui permettrait à un membre de la Ligue de gagner un salaire de quatre livres par semaine pour un emploi purement nominal. Tous les rouquins sains de corps et d’esprit, âgés de plus de vingt et un ans, peuvent faire acte de candidature. Se présenter personnellement lundi, à onze heures, à M. Duncan Ross, aux bureaux de la Ligue, 7, Pope’s Court, Fleet Street.»
«Qu’est-ce que ceci peut bien signifier?» articulai je après avoir relu cette annonce extraordinaire.
Holmes gloussa, et il se tortilla dans son fauteuiclass="underline" c’était chez lui un signe d’enjouement.
«Nous voici hors des sentiers battus, n’est-ce pas? Maintenant monsieur Wilson, venons-en aux faits. Racontez-nous tout: sur vous-même, sur votre famille et sur les conséquences qu’entraîna cette annonce sur votre existence. Docteur, notez d’abord le nom du journal et la date.
– Morning Chronicle du 11 août 1890. Il y a donc deux mois de cela.
– Parfait! A vous, monsieur Wilson.
– Hé bien! les choses sont exactement celles que je viens de vous dire, monsieur Holmes! dit Jabez Wilson en s’épongeant le front. Je possède une petite affaire de prêts sur gages à Coburg Square, près de la City. Ce n’est pas une grosse affaire: ces dernières années, elle m’a tout juste rapporté de quoi vivre. J’avais pris avec moi deux commis; mais à présent un seul me suffit. Et je voudrais avoir une affaire qui marche pour le payer convenablement, car il travaille à mi-traitement comme débutant.
– Comment s’appelle cet obligeant jeune homme? s’enquit Holmes.
– Vincent Spaulding, et il n’est plus tellement jeune. Difficile de préciser son âge!… Je ne pourrais pas souhaiter un meilleur collaborateur, monsieur Holmes. Et je sais très bien qu’il est capable de faire mieux, et de gagner le double de ce que je lui donne. Mais après tout, s’il s’en contente, pourquoi lui mettrais-je d’autres idées dans la tête?
– C’est vrai: pourquoi? Vous avez la chance d’avoir un employé qui accepte d’être payé au-dessous du tarif; à notre époque il n’y a pas beaucoup d’employeurs qui pourraient en dire autant. Mais est-ce que votre commis est tout aussi remarquable dans son genre, que l’annonce de tout à l’heure?
– Oh! il a ses défauts, bien sûr! dit M. Wilson. Par exemple, je n’ai jamais vu un pareil fanatique de la photographie. Il disparaît soudain avec un appareil, alors qu’il devrait plutôt chercher à enrichir son esprit, puis il revient, et c’est pour foncer dans la cave, tel un lièvre dans son terrier, où il développe ses photos. Voilà son principal défaut; mais dans l’ensemble il travaille bien. Je ne lui connais aucun vice.
– Il est encore avec vous, je présume?
– Oui, monsieur. Lui, plus une gamine de quatorze ans qui nettoie et fait un peu de cuisine. C’est tout ce qu’il y a chez moi, car je suis veuf et je n’ai jamais eu d’enfants. Nous vivons tous trois monsieur, très paisiblement; et au moins, à défaut d’autre richesse, nous avons un toit et payons comptant.
«Nos ennuis ont commencé avec cette annonce. Spaulding est arrivé au bureau, il y a juste huit semaines aujourd’hui, avec le journal, et il m’a dit:
“Je voudrais bien être un rouquin, monsieur Wilson!
– Un rouquin? et pourquoi? lui ai je demandé.
– Parce qu’il y a un poste vacant à la Ligue des rouquins et que le type qui sera désigné gagnera une petite fortune. J’ai l’impression qu’il y a plus de postes vacants que de candidats, et que les administrateurs ne savent pas quoi faire de l’argent du legs. Si seulement mes cheveux consentaient à changer de couleur, ça serait une belle planque pour moi!
– Quoi? quoi? qu’est-ce que tu veux dire?… demandai je. Parce que, monsieur Holmes, je suis très casanier, moi; et comme les affaires viennent à mon bureau sans que j’aie besoin d’aller au devant elles, la fin de la semaine arrive souvent avant que j’aie mis un pied dehors. De cette façon je ne me tiens pas très au courant de ce qui se passe à l’extérieur, mais je suis toujours content d’avoir des nouvelles.
– Jamais entendu parler de la Ligue des Rouquins? interroge Spaulding en écarquillant les yeux.
– Jamais!
– Eh bien! ça m’épate! En tout cas, vous pourriez obtenir l’un des postes vacants.
– Et qu’est-ce que ça me rapporterait?
– Oh! pas loin de deux cents livres par an! Et le travail est facile: il n’empêche personne de s’occuper en même temps d’autre chose.”
«Bon. Vous devinez que je dresse l’oreille; d’autant plus que depuis quelques années les affaires sont très calmes. Deux cents livres de plus? cela m’arrangerait bien!
“Vide ton sac! dis je à mon commis.
– Voilà… (il me montre le journal et l’annonce). Vous voyez bien qu’à la Ligue, il y a un poste vacant; ils donnent même l’adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom d’Ezechiah Hopkins. C’était un type qui avait des manies: il avait des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins; quand il mourut, on découvrit qu’il avait laissé son immense fortune à des curateurs qui avaient pour instruction de fournir des emplois de tout repos aux rouquins. D’après ce que j’ai entendu dire, on gagne beaucoup d’argent pour ne presque rien faire.
– Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se présenter?
– Pas tant que vous pourriez le croire. D’ailleurs c’est un job qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L’Américain a démarré de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner sa reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m’a raconté qu’il était inutile de se présenter si l’on avait des cheveux d’un roux trop clair ou trop foncé; il faut avoir des cheveux vraiment rouges: rouges flamboyants, ardents, brûlants! Après tout, monsieur Wilson, qu’est-ce que vous risquez à vous présenter? Vous n’avez qu’à y aller: toute la question est de savoir si vous estimez que quelques centaines de livres valent le dérangement d’une promenade.”
«C’est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre compte: j’ai des cheveux d’une couleur voyante, mais pure. Il m’a donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j’avais autant de chances que n’importe qui. Vincent Spaulding paraissait si au courant que je me dis qu’il pourrait m’être utile: alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de venir avec moi. Un jour de congé n’a jamais fait peur à un commis: nous partîmes donc tous les deux pour l’adresse indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un spectacle pareil, monsieur Holmes! Venus du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de roux dans leurs cheveux s’étaient précipités vers la City. Fleet Street était bondé de rouquins, Pope’s Court ressemblait à un chargement d’oranges. Je n’aurais pas cru qu’une simple petite annonce déplacerait tant de gens! Toutes les nuances étaient représentées: jaune paille, citron, orange, brique, setter irlandais, argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison: il n’y en avait pas beaucoup à posséder une chevelure réellement rouge et flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j’aurais volontiers renoncé; mais Spaulding ne voulut rien entendre. Comment se débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire fendre la foule et m’amener jusqu’aux marches qui conduisaient au bureau, je ne saurais le dire! Dans l’escalier, le flot des gens qui montaient pleins d’espérance côtoyait le flot de ceux qui redescendaient blackboulés; bientôt nous pénétrâmes dans le bureau.