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La Lionne des Kagonestis

Dédié

À Stephany Brown et à Frankie, pour leur amitié et leur soutien

I

Fermant la marche derrière cinq chevaliers, le seigneur Chance Garoll se retourna sur sa selle. Il avait la désagréable impression d’être dans un long corridor obscur, tant les arbres qui les entouraient poussaient drus.

Un chevalier jeta un coup d’œil à Garoll par-dessus son épaule.

— Allez, le Bourreau ! lança-t-il en tirant sur les rênes de sa monture, qui renâcla.

Le Bourreau...

Heureux de l’avoir affublé d’un tel surnom, les autres s’esclaffèrent.

— Combien ?

Chance – Chance le Bourreau – souleva le sac accroché au pommeau de sa selle. Des gouttes de sang éclaboussèrent la terre. Paupières baissées, Chance revit le champ de bataille, une clairière ensoleillée où ils étaient tombés sur les elfes...

Les chevaliers n’avaient pas fait de quartier, décapitant les bandits de grand chemin.

Parfois, il semblait à Chance que des cris d’agonie avaient jailli des bouches béantes des têtes qui roulaient dans la poussière.

— Une dizaine..., répondit-il en lâchant le sac.

Le sang dégoulinait le long de sa monture. Dressé au combat, le destrier huma l’odeur cuivrée caractéristique, une lueur avide dans le regard.

Le Bourreau sourit. Il avait pratiquement ramassé toutes les têtes... Tenant ses ordres du seigneur Thagol en personne, il estimait de son devoir de rapporter ces trophées.

Au souvenir du Chevalier du Crâne, Chance frémit. Dès son retour, il devrait de nouveau l’affronter...

Il osa espérer que l’entrevue serait brève.

Au rythme sourd des bruits de sabots, un chevalier retira son casque et l’accrocha à sa selle. Le groupe escortait Chance au Qualinesti, puis il continuerait vers Miranost, à la frontière de l’Abanasinie.

Même si la femelle dragon Béryl avait mis le royaume elfique en coupe réglée, des moyens d’y entrer et d’en sortir – les mêmes qu’avant l’arrivée de Béryllinthranox – existaient toujours. Les Chevaliers Noirs tenaient les routes principales, empêchant les elfes de partir et repoussant les intrus des Royaumes Libres. Comme ils représentaient la principale source de revenus du Qualinesti, les marchands avaient des laissez-passer. La femelle dragon cupide prélevait une dîme sur tous les bénéfices réalisés sur ses terres.

Dressé sur ses étriers, Chance le Bourreau crut voir quelque chose luire entre les arbres. Encore un tour de son imagination...

Comme il se trouvait à trois heures de cheval de la capitale, les hautes tours n’étaient toujours pas visibles.

Alors, Chance s’avisa d’un silence anormal.

En plein midi, aucun oiseau ne chantait, nul écureuil ne traversait le sentier, pas un lapin ne bondissait se cacher dans les fourrés...

Dans le ciel, les aigles tournoyaient.

Six cavaliers humains en armure noire traversaient la forêt du Qualinesti.

Six chevaliers d’un ordre jadis dédié à la déesse du mal, obéissant aujourd’hui à une femelle dragon tout aussi impitoyable...

Au son du cliquetis des harnais, ils suivaient le bras sud de la Rivière Rage Blanche.

Depuis cinq ans, Chance était en poste au Qualinesti, et il n’avait jamais « entendu » pareil silence.

Quel maléfice planait sur leurs traces ?

— Vous avez entendu ?

Le plus grand type du lot, Grig Gal, se retourna. Il venait de Néraka, le fief des Chevaliers Noirs, des ogres et des draconiens. Sous sa cotte de mailles et son plastron, il transpirait abondamment.

— Entendu quoi ? fit-il d’une voix aussi coupante qu’une lame.

Grig détestait la forêt et les elfes.

— Le silence, répondit Chance, se sentant stupide. Comment entendait-on le silence ?

Mais Grig n’était pas le genre d’homme à réfléchir...

— Je n’entends rien ! grogna-t-il.

Les cavaliers chevauchaient à trois de front. Par deux fois, des fermiers elfes durent quitter la route avec leurs charrettes pour les laisser passer. L’un d’eux perdit son chargement, les sacs de grains dorés se déchirant pendant la manœuvre.

Les elfes jurèrent. D’un coup de botte, Grig brisa la mâchoire de l’un d’eux, dont les cris se transformèrent en plaintes.

Pour le faire taire, Grig le décapita.

Chance regarda la tête rouler dans la poussière, un ultime gémissement échappant aux mâchoires fracturées.

Les autres elfes filèrent sans demander leur reste.

Alors, le silence engloutit tout.

Les chevaliers repartirent.

Chance regarda de nouveau en arrière... Les ombres et les flaques du soleil se partageaient la route. Les cavaliers allaient maintenant au trot, la forêt ayant cédé la place à des champs et à des vergers. Les chèvres broutaient et les vaches paissaient. À la lisière des bois, les cochons cherchaient les premiers glands, se régalant aussi des pommes tombées lors de la tempête de la veille. Les fermiers et leurs fils labouraient pendant que leurs épouses et leurs filles s’occupaient des volailles. Comme on entend arriver l’orage, tous entendirent approcher les Chevaliers Noirs... Et tous se tinrent à carreau. Même les enfants, qui semblaient pourtant d’humeur à leur jeter des pierres.

Les chevaliers ne souffriraient plus aucun délai. Chance et ses compagnons traversèrent un village apparemment au courant de leur venue. La cour de la taverne locale était vide, ainsi que l’écurie et les rues désertes.

Ils chevauchèrent vers la gorge qui entourait la capitale elfique – sa première ligne de défense. Les cavaliers et les fantassins ne pouvaient pas franchir un tel gouffre. Deux ponts l’enjambaient, construits dans du bois à combustion rapide. Jadis, des elfes étaient morts pour les défendre.

Chance essuya la sueur qui ruisselait sur son visage... Seul un dragon avait vaincu les défenses elfiques.

— Je suis au service du seigneur Thagol ! cria Chance. Laissez-nous passer !

— Identifiez-vous ! répondit le garde.

Chance haussa les épaules en levant le sac sanglant.

— Et maintenant, vous me reconnaissez ?

Le garde gloussa.

— Bienvenue, Chance !

Pour la forme, les cinq autres seigneurs déclinèrent leur identité : Grig Gal, Angan Heran, Welane des Collines de Sang, Dern de Dimmin et Faelt Lagar.

— En route pour la frontière est, ajouta Grig.

Ses hommes et lui passèrent, laissant Chance en arrière.

Chance Garoll éperonna sa monture. Au milieu du pont, il tira sur les rênes et regarda de nouveau par-dessus son épaule. Au-delà de la gorge et des champs, la forêt miroitait.

Un mirage dû aux brumes de chaleur..., pensa-t-il.

Un frisson glaça la sueur qui coulait entre ses omoplates. Pourquoi avait-il l’impression que les branches remuaient, comme s’il était soûl et incapable de voir clairement ? Soudain, il sentit des yeux menaçants l’épier des profondeurs de la Forêt du Qualinesti.

— Quoi ? demanda le garde, suivant son regard.

Il ne vit rien.

Chance secoua la tête.

— La chaleur me joue des tours...

Mais son malaise persista, alors que les quatre ponts argentés et les tours dorées de Qualinost se découpaient dans le soleil couchant...

Au fond du sac de selle, les têtes de treize elfes rebondissaient sur la croupe du cheval.

Passant sous le pont orienté à l’est, Chance leva les yeux vers le parapet qui courait d’une tour de guet à l’autre, hérissé de lances à intervalles réguliers. Leurs pointes brillantes semblaient faire des clins d’œil au ciel. Au bout de ces piques, on exposerait les têtes du fermier et des voleurs, décapités à la hache ou à l’épée comme autant de vils criminels. Ils avaient harcelé les chevaliers tout l’été. Chance et ses hommes les avaient pourchassés jusqu’à Ahlanost, à la frontière de Thorbardin. L’ordre de débusquer les maraudeurs émanait du seigneur Eamutt Thagol, lui-même nommé par le maréchal Medan, le conseiller en chef de Béryl.