Quand le compagnon de Nayla se tourna, Kerian le reconnut aussi. Charretier de son état, Haugh Daguebiche approvisionnait les meilleures auberges et tavernes de Qualinost.
Leurs regards se croisèrent. L’expression de Haugh ne changea pas. Quand il détourna les yeux, personne n’aurait pu deviner qu’il avait reconnu Kerian.
Suivant son exemple, elle passa près de leur table sans un regard.
Ces trois-là la connaissaient et feignaient d’ignorer qui elle était, alors que les autres clients avaient les yeux rivés sur elle...
Assis dans un coin, un elfe observait la nouvelle venue. À la table voisine, deux femmes échangeaient des murmures. Près de là, un autre elfe élégamment vêtu, qui dînait avec sa femme et ses deux filles, la regarda, puis détourna les yeux.
Une des gamines montra Kerian du doigt.
— Maman, que fait une servante loin de son maître ?
Kerian rougit.
À son ton impérieux, l’enfant appartenait à la noblesse de Qualinost. Stanach tournait le dos, mais la jeune elfe sauvage le vit redresser la tête pour écouter – comme tout le monde.
La mère fit taire l’enfant, qui voulut protester. Sa sœur lui flanqua un coup de pied sous la table, et son père lui intima le silence d’un regard sévère.
Matée, la petite attaqua son assiette de gibier et de légumes.
Kerian se tourna vers Bueren Rose, qui lui fit un signe presque imperceptible de la tête avant de crier une commande aux cuisines. La voix désincarnée de son père, Jale, lui répondit. Bueren ouvrit la porte pour répéter sa commande, et des effluves de soupe, de ragoût, de légumes, de viande rôtie et de pain chaud envahirent la salle.
La faim noua l’estomac de Kerian.
Un des chiens leva la tête et agita la queue. Nayla et Haugh feignirent de s’intéresser au seul contenu de leur assiette.
Stanach avait le nez dans sa chope.
Les trois elfes installés au bar coulèrent des regards en biais à la jeune elfe. Des chasseurs aux vêtements tachés de sang frais... L’un d’eux posa quelques pièces sur le comptoir et sortit. Les deux autres connaissaient Kerian – assez pour avoir à l’occasion échangé quelques nouvelles avec elle.
Aujourd’hui, ils la traitaient avec tant de froideur !
— Bonjour, Bueren, souffla Kerian. Que se passe-t-il ? Un kender aurait reçu un meilleur accueil...
Bueren Rose hocha la tête.
— Si tu étais un kender, nous aurions été plus heureux de te voir... Es-tu à la recherche d’Iydahar ?
Kerian acquiesça. Rose s’essuya le front et repoussa sous son fichu rouge des mèches de cheveux à la blondeur tirant sur le roux. Puis elle tira une chope de bière et la posa sur le comptoir.
— C’est ce que je pensais... Depuis quelque temps, les gens sont étranges. Les choses aussi... La forêt est... perturbée. La route fourmille de chevaliers. Comment as-tu réussi à les éviter ?
De la mousse sur la lèvre supérieure, l’agréable amertume de la bière dans la bouche, Kerian pesa ses mots avec soin.
— J’ai vu une patrouille, un peu plus tôt...
— Il y en a bien d’autres, qui se croisent sans cesse sur la route de Qualinost.
Près de l’âtre, un chien se leva, renifla son compagnon, puis s’étira. L’autre grogna. Nayla claqua des doigts. Les deux bêtes se recouchèrent aussitôt.
Bueren alla poser trois assiettes devant Nayla, Haugh et Stanach, et revint vers son amie.
— Que fais-tu ici, dans cet accoutrement ?
Ignorant la question, Kerian sortit la pièce en bronze de sa poche et la posa sur le comptoir.
— Je prendrai la même chose qu’eux.
Bueren lui fit un clin d’œil.
— Range ça, Keri. Je t’apporte à manger.
— Mais...
— Pas de mais ! Assieds-toi.
Rose disparut dans la cuisine et en ressortit avec un bol de soupe de carotte, une assiette de gibier arrosé de sauce épicée, un pot de beurre et une grosse tranche de pain complet. Elle posa le tout devant Kerian et lui tendit des couverts.
— Restaure-toi... Nous parlerons plus tard.
Kerian obéit. Le cliquetis des couverts et les rares murmures, à la table de Nayla, de Haugh et de Stanach, ou à celle des fillettes, troublaient à peine le silence. La jeune elfe sentait des regards rivés dans son dos, comme un avertissement.
À la lumière de l’âtre, entourée des appétissants fumets et des activités familières de Bueren Rose, Kerian mangea de bon appétit. La soupe et le gibier étaient délicieux. Elle tartina une bonne couche de beurre sur son pain. Sa faim calmée, elle se découvrit très fatiguée.
Tout son corps lui faisait mal. Les muscles de ses épaules et de sa nuque semblaient de plomb. Ceux de ses reins protestaient au moindre mouvement... Et l’odeur âcre de sa propre transpiration offensait ses narines délicates.
Le cœur lourd, Kerian eut soudain la nette impression d’être très loin de chez elle. En réalité, elle était à une journée de marche de Qualinost... Mais se voir traitée comme une étrangère au sein d’un village qu’elle connaissait pourtant si bien, et lorgnée avec suspicion dans une taverne où elle avait toujours été chaleureusement accueillie... Voilà qui changeait tout !
Quand Kerian croisa le regard d’un chasseur, il détourna les yeux.
Bueren Rose alluma les torches. Ses parents l’avaient baptisée Abuerenalanthaylagaranlindal – Rose de la Fin de l’Été. Une jolie fille, mince et souriante, aux cheveux bouclés... Depuis l’enfance, ses amis l’appelaient Bueren Rose : Rose d’Été.
Un elfe accoudé au comptoir lui murmura quelque chose. Son compagnon l’attira contre lui. Elle rit et se pencha pour lui souffler des paroles à l’oreille.
Surpris, il la lâcha, et elle s’éloigna en riant.
La lumière orangée chassa les ombres. La nuit tombait. La salle sembla rapetisser.
À Qualinost, Gilthas dînait, sans doute avec sa mère. À leur table, couverte d’argenterie et de bougeoirs en or, ils buvaient un vin au bouquet délicat dans des verres en cristal. Bientôt, Gilthas s’excuserait et retournerait dans ses appartements. Il prendrait sa plume, un encrier et un parchemin. Et toutes les questions, les peurs, les espoirs et les défis de son étrange règne deviendraient des strophes mélancoliques...
... Jusqu’à l’arrivée de Kerian.
Qui étouffa ses regrets. Elle avait choisi. Et advienne que pourrait !
Le silence propre aux convives rassasiés et heureux s’installa. Puis le père indiqua à sa famille que le repas était terminé. La mère essuya la bouche des fillettes, leur soufflant de plier leurs serviettes. Le père souleva une des gamines dans ses bras, et sa femme prit l’autre par la main. Les enfants ravies babillèrent comme des écureuils. Tout bas, leur père les rappela à la bienséance.
Bueren s’accouda au comptoir.
— Eh bien ? Kerian inspira à fond.
— Hier, sur le pont est de Qualinost, les chevaliers ont planté les têtes de treize elfes au bout d’autant de piques. Quatre étaient des Qualinestis.
Bueren pâlit.
— On dit des neuf autres, des Kagonestis, que c’étaient des hors-la-loi qui s’attaquaient aux caravanes de Béryl... Et si le calme n’est pas rétabli, ça continuera...
— Dieux, ayez pitié de nous ! souffla Bueren.
— Connaissais-tu... ?
— Un de ces hors-la-loi ? Nos clients sont d’honnêtes gens. Ils ne se mêlent pas aux bandits... Mais je suis contre de tels châtiments ! As-tu entendu les étranges histoires qui circulent parmi les chasseurs ? Tu as peut-être remarqué... ce qui arrive à la forêt ?
— Oui.
— Ces deux-là, au comptoir, affirment qu’ils ont senti quelque chose... d’anormal. Une sorte de...
Elle secoua la tête, ne trouvant pas ses mots.
— Je sais, Bueren. Je l’ai senti aussi. En fait, ce phénomène m’a privé de mes sens ! Je ne voyais plus et je n’entendais plus... (Elle montra ses mains écorchées.) Je suis tombée – sur des pierres ! – et je n’ai rien senti. Dans la forêt, Bueren, j’ai subitement perdu mes facultés... L’espace de quelques instants...