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Elle faillit se tourner vers Stanach pour qu’il confirme son témoignage.

— Bueren, j’ai... Une ombre m’a touchée. À la réflexion, je crois que la forêt elle-même est atteinte par ce phénomène.

La serveuse hocha la tête.

— Les gens du coin disent la même chose. Au début, ils croyaient que les chevaliers étaient responsables... mais les humains n’aiment pas plus ça que nous. Certains... (Rose baissa les yeux)... accusent les Kagonestis.

Du coin de l’œil, Kerian vit un des chasseurs se lever et poser de l’argent sur le comptoir.

— Je vous reverrai à mon prochain passage, Bueren Rose, dit-il.

Bueren le salua et lui souhaita bonne chance.

— Père a un stock de noix pour les farces. Nous vous achèterons les faisans et les grouses que vous attraperez, Kaylt.

— Entendu. (Le regard du chasseur glissa sur Kerian.) Prenez soin de vous, Rosie.

Kaylt et son compagnon sortirent. Narines frémissantes, les chiens se levèrent, puis approchèrent. Stanach avait posé sur le sol deux assiettes contenant les reliefs du repas. La queue frétillante, ils n’en firent qu’une bouchée.

Bueren ramassa les assiettes vides.

— Keri, les elfes sauvages... Nous n’avons pas revu ton frère depuis un an. Les Kagonestis ne sont plus les bienvenus à Sliathnost. Les gens rendent les tribus responsables de ce qui arrive à la forêt.

Les tribus...

Kerian secoua la tête.

— Les Kagonestis ? Comment...

Des éclats de voix retentirent devant la taverne. Un ordre claqua comme un coup de fouet et le silence revint. Un courant d’air charria une odeur de chevaux... et de sang.

Près de la cheminée, les chiens repus grognèrent, les poils dressés. Le compagnon de Nayla les fit taire.

La porte s’ouvrit à la volée.

Leur visière baissée, trois chevaliers poussèrent une prisonnière devant eux. Les poings liés, les cheveux collés sur son front par la sueur et le sang, l’elfe portait une tenue de chasseur et une ample chemise en coton déchirée en deux sur ses seins. De ses poings ligotés, elle tenait maladroitement les pans du vêtement devant sa nudité. Son beau visage était couvert d’ecchymoses et de coupures.

À la lumière des torches, Kerian vit des tatouages kagonestis typiques sur son cou, sa gorge, ses épaules et ses seins.

Bueren toucha le bras de Kerian.

— Chut ! souffla-t-elle. Un geste ou un mot de travers, et tu entraîneras sa mort. Puis notre mort à tous !

Les deux chiens ne quittaient pas les chevaliers des yeux. L’elfe debout près de la fenêtre et les deux villageois échangèrent un regard, puis payèrent leur écot et se glissèrent comme des ombres derrière les humains.

— Messires, dit Bueren, impassible, que puis-je vous apporter à boire et à manger ?

Le plus grand chevalier retira son casque, dévoilant un crâne chauve luisant de sueur. Son visage balafré respirait la cruauté et ses yeux étaient aussi froids que la pierre.

Il poussa la prisonnière qui, tombée à genoux, resta à quatre pattes, tête basse.

Sa respiration était entrecoupée de râles sourds.

Bueren serra le bras de Kerian.

Les autres chevaliers enlevèrent leurs casques. L’un était jeune, les cheveux noirs, l’autre, d’âge moyen avec une barbe rousse. Ils avaient en commun un air implacable. Avant la Guerre du Chaos, les Chevaliers de Takhisis admettaient seulement des nobles dans leurs rangs. Ce genre de brute épaisse n’aurait pas été jugé digne de nettoyer leurs écuries...

Les Chevaliers Noirs ? Des guerriers impitoyables jadis au service de la Reine des Ténèbres et de sa Vision, certes. Mais des chevaliers avant tout, attachés à la noblesse et à la vertu.

Aujourd’hui, en ces temps si troublés où même les dieux n’étaient plus de ce monde, les Chevaliers de Néraka acceptaient tous ceux qui se présentaient. On murmurait même que des demi-ogres portaient l’armure noire.

— Messire Egil, dit Bueren, se forçant au calme, nous ne vous avions plus revus depuis longtemps. Voulez-vous vous installer à cette table, au milieu ? Je vous apporte à boire...

— De la bière ! brailla Cheveux Noirs.

— De l’alcool nain ! grogna Barbe Rousse.

Près de l’âtre, Stanach ne broncha pas, mais Kerian crut voir étinceler du mépris au fond de ses yeux noirs pailletés de bleu.

— Et elle ? ajouta Bueren en désignant la prisonnière.

Distraitement, Egil flanqua un coup de pied à sa victime. Cheveux Noirs l’imita avec un plaisir évident. Empoignant la corde, Barbe Rousse traîna l’elfe jusqu’à la table. Il avait de petits yeux porcins.

— Cette pute n’aura rien ! grogna-t-il à l’adresse de Bueren. Ni eau, ni nourriture. Elle m’a mordu, la chienne ! Personne ne doit l’approcher.

Cheveux Noirs, qui bavait de concupiscence, s’essuya les lèvres. Kerian eut envie de vomir quand le regard de l’homme se posa sur elle.

Bueren lui flanqua un coup de coude.

— Eh, n’as-tu pas entendu ? Ils ont faim ! Va dire à mon père que nous avons des clients. Trois assiettes bien garnies.

En cuisine, Jale, que Kerian connaissait aussi bien que sa fille, prétendait être un peu sourd. En réalité, il entendait tout ce qui se passait dans sa taverne.

Le visage luisant de sueur, il lui tendit un plateau.

— Va les nourrir avant qu’il n’y ait du grabuge...

Kerian prit le plateau lesté d’assiettes fumantes.

— Minute !

Jale retira le couteau de la ceinture de la jeune elfe et lui posa un torchon blanc sur l’épaule – la panoplie indispensable des serveuses d’un bout à l’autre de Krynn.

Imitant Bueren, Kerian poussa la porte de la hanche et porta le plateau dans la salle. Elle posa une assiette devant chaque chevalier. Déjà bien éméchés, ils menaient grand tapage. Kerian supporta leurs commentaires grivois et réussit à garder son sang-froid quand Barbe Rousse lui passa un bras autour de la taille. Elle se dégagea. Par bonheur, il prit pour de la gêne le rouge qui monta aux joues de la belle.

Egil se curait les dents de la pointe de sa dague.

Cheveux Noirs s’humecta les lèvres.

— Approche, ma poule, ordonna Barg, le type à la barbe rousse.

Le cadet du trio eut un rictus pervers.

Egil bâilla.

— Non ! haleta la prisonnière.

Kerian se retourna.

— Ferme-la ! lança Barg.

Un pichet vide atterrit soudain sur le sol.

Kerian bondit pour le ramasser. Stanach leva sa main droite aux doigts crochus.

— Ce maudit pichet m’a échappé, fit le nain avec dégoût. (Il lorgna deux serviettes tachées de sauce, sur la table. Irrité, il ajouta :) Débarrassez-moi de ça !

Kerian prit les serviettes... et faillit faire tomber le couteau caché entre elles. Les yeux ronds, elle se répandit en excuses.

— Il vous faut autre chose... ? demanda-t-elle au nain et à ses compagnons.

Stanach l’ignora.

Haugh souffla qu’il était fatigué et comptait se retirer bientôt.

Kerian n’écouta plus. Elle avait une arme. Et elle pouvait s’éclipser par la cuisine... Le nain et ses compagnons venaient de lui tendre une main secourable pour la sortir de ce pétrin.

Chargée du pichet et des serviettes au précieux contenu, Kerian passa à côté de la prisonnière... et laissa tomber une des serviettes, comme par inadvertance.

Elle se baissa pour la ramasser et, presque joue contre joue avec la prisonnière, elle souffla :

— Pas un mot... Suivez-moi.

Kerian l’attrapa par le poignet et la mit debout.

— Hé ! cria Barg.

Les genoux de la captive se dérobèrent. Kerian la rattrapa alors qu’Egil jurait et que Cheveux Noirs hurlait :