— Sombres brutes ! maugréa-t-elle, ulcérée, en aidant Ayensha à se rallonger.
— Je suis contente que tu aies tué ce salaud de Barg...
Oui, je l’ai tué, pensa Kerian, choquée de l’avoir fait si facilement et d’éprouver si peu de regrets.
Ayensha ferma les yeux et s’abandonna au sommeil.
Kerian la veilla. Dans la petite grotte, au clair de lune, il lui semblait avoir quitté Qualinost depuis une éternité... Tous ses muscles lui faisaient mal.
Je ne pourrai jamais rentrer à la maison.
Kerian avait tué un Chevalier de Néraka. Elle croyait encore sentir son sang couler sur ses mains et le long du manche en os de son couteau...
L’elfe s’assit sur le seuil de l’abri. Le vent s’insinuait entre les pierres, les petites bêtes se faufilaient dans les buissons... Immobile, elle écouta un renard laper de l’eau. Dès qu’elle tira sa lame de l’étui, histoire de voir si elle pouvait le surprendre, il disparut dans les fourrés.
Elle porta la main à la chaîne en or, autour de son cou, et la sortit de sous sa tunique. La lune se refléta sur la topaze de Gil... Des larmes lui inondèrent les joues. Paupières baissées, elle revit les vagues, le littoral... La brise forestière devint alors le ressac. Et la sève de pin toutes les merveilleuses senteurs de son enfance...
Tortue, lui avait dit jadis Iydahar, un bras passé autour de ses épaules, nous ne pourrons jamais rentrer chez nous, mais nous serons toujours ensemble. Toujours...
Pourtant, il avait choisi les montagnes et les forêts afin de se battre pour un prince qui avait perdu sa couronne. Elle était devenue la servante de seigneurs qui avaient cédé leur royaume aux chevaliers... Devant cette décision, Dar n’avait pas caché son mépris. Mais il ignorait qu’elle avait pour amant le roi en personne...
Dar, que penserais-tu de moi aujourd’hui, si tu l’apprenais ?
Selon Bueren Rose, personne n’avait revu Iydahar depuis un an. Où était-il ?
Ayensha se rassit. La respiration laborieuse, elle demanda de l’eau. Buvant lentement, elle interrogea Kerian, qui lui parla de ce qu’elle avait laissé derrière elle – en passant certaines choses sous silence.
— Je te remercie, dit enfin Ayensha, appuyée à la roche. Que comptes-tu faire, maintenant ?
Kerian réfléchit.
— Je suis partie de Qualinost pour retrouver mon frère, Iydahar des Balbuzards Blancs – le nom de notre tribu quand nous vivions en Ergoth...
Ayensha avoua n’avoir jamais entendu parler des Balbuzards Blancs, ni d’Iydahar.
— Est-il un serviteur, comme toi ?
— Non. Il ne l’a jamais été. Mes parents et lui ont toujours vécu libres. Mon frère et Dallatar, notre père, ont combattu pour le prince Porthios.
Ayensha chercha en vain une position plus confortable.
— Tu devrais retourner à Qualinost, Kerian. La vie est dure, dans la forêt.
— Elle l’est aussi dans la cité. Qualinost compte quatre ponts, chacun faisant face à un point cardinal. Les Gardiens de la Forêt y patrouillaient régulièrement et égrenaient les heures du haut des tours de guet... « Tout va bien à l’est ! Le sud est sûr ! L’ouest est aux aguets ! Nous voyons tout ce qui bouge au nord ! »
Elle prit une profonde inspiration, puis rouvrit les yeux. Tout près d’elle, le visage Ayensha était pâle comme une morte.
— Aujourd’hui, tout ne va pas bien à l’est... Eamutt Thagol a hérissé de piques le pont d’argent et a planté dessus des têtes tranchées...
Ayensha changea de nouveau de position.
— Une des victimes était ma cousine, Ylania des Balbuzards Blancs.
La douleur fit hoqueter Ayensha.
— Je ne la connaissais pas non plus.
Une chouette passa devant leur abri.
— Mais un membre de ta tribu l’avait peut-être rencontrée... Permets-moi de t’accompagner.
Ayensha eut un rire amer.
— À ta guise. Mais ne m’en veux pas si ce que tu découvriras te déplaît.
Elle se rallongea.
Kerian veilla toute la nuit.
Gilthas versa du miel sur son croissant fourré à l’abricot. Puis il savoura l’odeur de la pâtisserie, du thé à la menthe et des fraises à la crème fraîche... Par les portes ouvertes, les effluves du jardin envahissaient la petite salle à manger.
L’automne ? Le temps du départ, de l’abandon ou du changement...
Toutes les pensées du jeune monarque volaient vers Kerian.
Quelle entêtée ! Il n’aurait pas dû la laisser partir mais tout faire pour la retenir.
Bien avant d’être son amant, il était son suzerain !
Laurana versa de l’eau glacée dans un verre en cristal. La carafe tinta contre le bord du verre, émettant une note très pure.
Quelle entêtée ! Il aurait dû interdire à Kerian de fuir, lui ordonner de renoncer à une quête vouée à l’échec... Iydahar était capable de se débrouiller tout seul !
— Si tu avais ordonné à Kerian de rester, dit Laurana en prenant un croissant fourré à la pêche, tu l’aurais perdue aussi sûrement que si tu l’avais exilée.
Que sa mère exprime tout haut ce qu’il pensait tout bas n’étonna nullement Gilthas. Souvent, cet esprit d’à-propos l’horripilait, comme en cet instant. Mais ce n’était pas nouveau... Depuis toujours, Laurana lisait dans les pensées de son fils.
Souriant, elle beurra son croissant.
Gilthas se dit qu’elle avait parlé d’un ton un rien acerbe. La reine-mère appréciait Kerian – sans se départir d’un brin de circonspection à son égard. Certaines formes de respect tenaient parfois de la plus élémentaire prudence...
— Mère, dit Gilthas, les nouvelles que Rashas a daigné me communiquer ne présentent évidemment aucun intérêt. La nuit fut calme, si on excepte une altercation mineure dans une taverne, près du pont ouest, où les chevaliers vont boire. Dans les campagnes, on continuera d’allumer des feux de joie. Rashas s’en réjouit moins que le peuple.
Laurana releva la tête. La brise matinale ébouriffait ses cheveux dorés.
— Mère...
— Écoute, l’interrompit Laurana, une main levée.
Le chant des oiseaux couvrait presque le brouhaha de la cité et les voix du jardinier et de son apprenti, occupés à tailler les rosiers.
Gilthas fronça les sourcils. Sa mère posa un index sur ses lèvres.
Il entendit des griffes cliqueter sur le sol de marbre du patio. Deux chiens apparurent, jetant de longues ombres derrière eux... Soudain, l’une d’elles sembla prendre vie sous les yeux du roi pour devenir...
... Nayla Epinefeu, un agent de Laurana.
Epinefeu et Haugh Daguebiche s’absentaient de la capitale des mois entiers. Avec d’autres, ils étaient les yeux et les oreilles de la reine-mère hors du Qualinesti. Bref, ses loyaux guerriers et ses hérauts.
— Nayla..., dit Laurana.
Epinefeu renvoya ses chiens, qui sortirent dans le jardin. Ses longs cheveux blonds nattés balayaient sa magnifique chute de reins. Dénoués, ils devaient la couvrir comme un voile lustré.
Nayla fit la révérence devant Gilthas.
— Bonjour, Votre Majesté... (Elle se tourna vers Laurana.) Altesse, je suis rentrée plus tôt que prévu, laissant à Haugh le soin de continuer notre mission. Tout se passe bien.
Aussi lisse qu’un lac qu’aucune brise ne ridait, Laurana resta impassible.
— Tu reviens par des moyens inhabituels, Nayla. Pourquoi ?
L’agent sortit de la poche de sa jupe une bourse en cuir. Elle contenait une émeraude en forme de feuille à demi pliée. Epinefeu la donna à Laurana.
— Majesté, merci de m’avoir permis d’utiliser ce talisman. Il fonctionne bien. (Elle hésita, puis se tourna vers Gilthas.) Sire, j’apporte des nouvelles... Bien que j’ignore les tenants et les aboutissants de l’affaire, vous comprendrez, je l’espère, que je vous les transmette sans la moindre arrière-pensée...