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Perplexe, Gilthas fronça les sourcils.

— Tu peux parler librement.

Se fiant à son propre instinct en la matière, l’espionne se redressa.

Le roi garderait-il vraiment son calme en apprenant...

— Sire, au cours de ma mission, j’ai été témoin d’un incident à la Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse.

Le cœur de Gil bondit dans sa poitrine.

— Haugh et moi y dînions quand une elfe sauvage prisonnière de chevaliers est entrée. (Elle regarda la reine-mère.) Altesse, les rumeurs sont fondées. Il se passe des choses bizarres dans la forêt.

Gil se pencha vers Epinefeu.

— Que veux-tu dire ?

— Majesté, soudain, c’est comme si on vous ensorcelait. Le voyageur qui ne quitte pas la route n’a rien à craindre. Mais dans les bois... On dirait une magie propre à étouffer les sens. Dans les villes et les villages, il se murmure que c’est l’œuvre des Kagonestis. Vrai ou pas, Sire, j’en connais uniquement les effets. (Elle marqua une pause.) Mais je désirais vous parler de l’elfe sauvage...

— Celle du Lièvre et du Chien de Chasse, dit Gil d’une voix un peu tremblante.

Si sa mère et Nayla s’en aperçurent, elles n’en laissèrent rien paraître.

— Il s’agit de Kerianseray, Votre Majesté, une servante du sénateur Rashas. Vous la connaissez, je crois, et les nouvelles ne sont pas bonnes.

— Parle ! répondit Gilthas.

— Alors que nous dînions, trois chevaliers sont arrivés avec une prisonnière en piteux état. Elle avait manifestement été maltraitée. Leur chef était Egil Galaria, un des hommes de Thagol.

— Parle-moi de Kerianseray.

— Sire, il y a eu une altercation. J’ignore comment Kerian s’y est prise, mais elle a libéré la prisonnière et elles ont fui ensemble.

Un sourire flotta sur les lèvres du roi. Son cœur se gonfla de fierté.

— En prenant la fuite, elle a tué un chevalier. Quand Thagol l’apprendra...

Elle n’eut pas à terminer sa phrase.

— Merci, Nayla, dit le roi après un long silence. J’apprécie la peine que tu t’es donnée pour m’informer. (Il posa sur elle un regard absent.) Et ta discrétion, car tu dois te poser des questions sur la servante de Rashas et l’intérêt que je lui porte...

Nayla s’inclina de nouveau. Ses grands yeux verts pétillaient.

— Non, Votre Majesté, je vous l’assure. J’ose espérer que vous m’honorerez toujours de votre confiance... Et pour toute chose, vous savez que le cœur de Haugh et le mien ne font qu’un.

Gilthas le savait. Il n’avait pas connu les Gardiens de la Forêt, cette ancienne légion qui était le bouclier et l’épée du royaume... Le destin avait exigé qu’il démobilise cette vaillante armée, au nom d’une paix précaire pour son royaume et son peuple.

Gilthas vit briller dans les pupilles de l’agent Epinefeu une loyauté indéfectible que peu de gens, à part les rois, connaissaient jamais.

Il congédia Nayla, après l’avoir de nouveau assurée de sa gratitude, et se tourna vers sa mère.

— Mon fils, murmura Laurana, il semble que ta Kerian soit devenue l’ennemie de ton ennemi...

— En effet, et sa tête sera mise à prix comme celle de son frère... C’est une idiote impétueuse et bornée !

Avec un léger sourire, Laurana leva un sourcil ironique. Gilthas se rappela – un peu tard – que son père avait coutume de dire la même chose de son épouse...

Laurana savoura son croissant fourré à la pêche.

— Laissons à Nayla le temps de se reposer et de se restaurer, puis nous tâcherons de retrouver Kerian avant Thagol.

À ces mots, le regard du Général Doré s’embrasa.

La nouvelle reçue par la famille royale était déjà connue dans le plan mi-magique mi-onirique que les Chevaliers du Crâne avaient le pouvoir d’arpenter. Thagol empruntait des voies dangereuses oscillant entre songe et conscience, à l’écoute des œuvres de la mort – cris, gémissements et sanglots... L’oreille tendue, il perçut une acceptation douce-amère. Dans son âme glacée, une noire symphonie s’éleva.

Il sut l’instant précis où la mort emporta Barg, ce pourceau qui, en des temps meilleurs, n’aurait pas été autorisé à nettoyer les écuries du plus humble des Chevaliers de Takhisis...

Il sut qui le tuait – une servante de la maison du sénateur Rashas. Kerianseray... Il goûta l’agonie de Barg, connut l’amertume de son trépas, sentit la lame glisser entre ses côtes, perforer son cœur... Et le sang jaillir, telle de la glace.

Au moment où Nayla se présentait devant Laurana et Gilthas, Thagol rencontrait le sénateur Rashas.

Puis il passa en revue sa garnison au complet.

Les hommes n’avaient qu’une préoccupation : bien se tenir devant le Chevalier du Crâne. Ils osaient à peine respirer sous leur armure. Une malheureuse goutte de sueur risquait d’attirer son attention...

Sans ménagement aucun, Thagol s’« adressa » à ses recrues. Il leur ordonna de ramener l’elfe Kerianseray à Qualinost pour y être mise à mort. Cette directive passa directement de son esprit aux leurs. Les chevaliers découvrirent l’objet de leur mission, puis virent le corps de leur camarade, comme s’il était étendu à leurs pieds.

Dix d’entre eux se portèrent volontaires. Thagol leur ordonna de prendre chacun quatre hommes supplémentaires et de patrouiller le long des routes.

Il annonça ensuite que les gardes seraient doublées et qu’aucune sentinelle ne devrait plus rester devant sa porte.

VIII

Les chevaliers de Thagol partirent sur les routes du Qualinesti, les sabots ferrés de leurs destriers soulevant des volutes de poussière. Ayant été longtemps confinés dans la ville conquise par Béryl, leurs cris et leurs jurons n’en étaient que plus retentissants. Ils braillaient des chansons de guerre, se racontaient leurs faits d’armes et s’arrêtaient dans chaque ville, village ou hameau pour proclamer ce que Thagol avait implanté dans leurs esprits.

Sur ordre du seigneur Eamutt Thagol, Chevalier de Néraka, et frais émoulu du Monastère de l’Os...

Les fermiers et les commerçants écoutaient, pétrifiés. Si certains ne parvenaient pas à réprimer leurs tremblements, la plupart veillaient à cacher leurs sentiments. Car les elfes opprimés étaient de chair et de sang, et tant de noirceur leur remuait le cœur...

L’expérience leur avait appris qu’un simple regard noir pouvait coûter la vie. Ils restaient donc impassibles sous les rires et les quolibets des chevaliers.

Une fois les oppresseurs partis, les elfes se réunissaient et laissaient libre cours à leur indignation. Le nom de la hors-la-loi était sur toutes les lèvres...

En dignes elfes, ils en débattaient calmement, sans emportements ni débordements. Seul leur regard trahissait leurs émotions. Ils s’exhortaient à ne pas s’abaisser au niveau des humains. Ils n’avaient jamais toléré de meurtrier en leur sein. Faudrait-il faire une exception à la règle sous prétexte que la victime était un ennemi ?

Oui ! soutenaient les plus jeunes – les garçons de ferme et les jeunes beautés exposées à la concupiscence des chevaliers... En leur âme et conscience, ils considéraient que tuer leurs oppresseurs n’était pas un crime.

Au matin du premier véritable jour de l’automne, quatre Chevaliers de Néraka s’arrêtèrent devant la taverne du drame. Armés comme pour partir en guerre, leur visage dissimulé sous leur visière, les flammes des torches se reflétaient sur leurs plastrons et leurs épées.

Ils entouraient leur chef, Chance le Bourreau.

Les volutes de brume charriaient des cris étouffés, venus du village... Bueren Rose trouva que son père, l’air tourmenté, ressemblait à un fantôme. La brise jouait avec la somptueuse chevelure blond-roux de la jeune elfe. L’enseigne de la taverne grinçait.