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Cette fois, Jeratt éclata de rire. Il tendit une main...

Kerian secoua la tête – elle n’était pas assez bête pour tomber dans ce genre de piège. Reculant avec une petite révérence, elle invita Jeratt à se relever par ses propres moyens.

Il s’exécuta.

— Tu as donc les chevaliers à tes trousses... À part ça, que nous vaut l’honneur de ta visite ?

Kerian se détendit – sans baisser sa garde.

— Ayensha m’a amenée ici... Afin de semer les chevaliers qui nous poursuivaient.

Jeratt se tourna vers Ayensha.

— Elle a des chevaliers aux trousses, et tu la conduis ici?

Ayensha s’assit sur une pierre plate, près du feu. Elle baissa la tête, ses cheveux sales et emmêlés formant comme un voile.

— Où aurais-je pu fuir, Jeratt ? Quoi qu’il en soit, personne ne nous a suivies. Tu sais combien je suis prudente.

L’entendant gémir, Kerian voulut la rejoindre.

Jeratt l’en empêcha.

— Laisse-la en paix ! Dorénavant, je prendrai soin d’elle.

Qui était-il pour Ayensha ? Son père ? Non, ils ne se ressemblaient pas... Son époux ou son amant ?

Le silence tomba. Un petit vent se leva, soupirant entre les arbres et les rochers.

— Te voilà, dit Jeratt, dans un endroit inconnu, loin des tiens, tout ça pour trouver...

— Mort !

Ce cri perçant sembla venir de partout. La nuque de nouveau hérissée, Kerian dut se faire violence pour ne pas prendre ses jambes à son cou.

— Tueuse !

Le cœur de Kerian cognant douloureusement contre ses côtes à cette accusation, elle empoigna d’instinct son couteau.

Les yeux ronds, Jeratt leva une main dissuasive.

— Ne bouge plus...

— Mort ! cria la voix désincarnée.

— Ne t’inquiète pas, Kerianseray, dit le demi-elfe. Personne ne tuera personne. Pour l’instant du moins. Alors lâche ton couteau. (La voyant hésiter, il ajouta :) Tout de suite, ou je te livre à l’Ancienne !

Kerian obéit.

Un sourire flotta sur les lèvres de Jeratt.

— Tout compte fait, je te livrerai quand même à elle...

Les ombres semblèrent prendre une substance et se transformer en... elfes. Vêtus de tuniques en cuir et en daim rapiécées, ils descendaient des collines.

Bien que vivant dans la forêt, ils n’étaient pas des Kagonestis, puisqu’ils n’arboraient aucun tatouage. Certains portaient des pièces d’armure – des plastrons ou des jambières.

Ils s’écartèrent pour laisser passer une autre ombre, puis, tels des guerriers, firent cercle devant Kerian, Jeratt et Ayensha.

L’ombre s’arrêta et sembla se métamorphoser.

— Ancienne, dit Jeratt avec respect, elle est là.

Le regard fixe, celle qu’on appelait l’Ancienne ne semblait pas respirer. Elle s’assit avec une majestueuse lenteur...

— Ainsi, elle est là, répéta-t-elle d’une voix fêlée.

Était-elle frappée de cécité ? Kerian ne vit pas de cicatrice, et ses iris étaient clairs.

Elle semblait pourtant contempler des choses qu’elle était seule à voir.

— Tueuse... Je te vois.

— Non!

L’intrusion mentale de l’Ancienne désorienta Kerian. La bouche sèche, la vue brouillée, elle eut soudain l’impression d’avoir la tête sous l’eau, tant les sons lui paraissaient étouffés.

— Tu tueras de nouveau. Des couples mourront par ta faute, et des enfants pleureront... Tout ça à cause de toi !

Kerian sentit un grand froid l’envahir. Elle entendit le vent mugir – sans en subir les effets. Puis la plainte lugubre devint le craquement des flammes...

Meurtrière et victime, Kerian se tint devant le feu, hurlant à la mort.

Des mains la retinrent, l’empêchant de tomber dans les flammes... Ses genoux se dérobèrent. Un flot de bile lui monta à la gorge.

La douleur la plia en deux.

Quand Jeratt la lâcha, son ventre se contractant, elle eut un haut-le-cœur. La chaîne en or glissa hors de sa chemise, révélant l’anneau de Gil. Des gouttes de sueur dégoulinèrent dans son cou.

Hébétée, la tête lui tournant, Kerian sentit qu’on la saisissait sans ménagement par le poignet.

— Debout !

L’ordre résonna douloureusement dans sa tête. Elle voulut se dégager, mais ses forces l’abandonnèrent.

— Tu n’as plus rien dans les tripes ? Debout, Kerianseray de Qualinost !

Cette voix, ce ton impérieux... Levant les yeux, Kerian croisa ceux de son frère, Iydahar.

X

Kerian reconnut à peine son frère tant son comportement avait changé.

Comment les années et les circonstances pouvaient-elles à ce point séparer les êtres ?

— Dar...

Le visage d’Iydahar se ferma.

Les autres elfes observaient la scène sans broncher.

L’Ancienne à la voix fêlée avait disparu.

— Mon frère...

Il lui tourna le dos, tendant la main à Ayensha.

— Ayensha, mon épouse, où étais-tu ?

Kerian n’avait jamais entendu une telle tendresse dans la voix de son frère.

Une larme roula sur la joue d’Ayensha.

— Ah, mon époux... Mon chemin fut semé d’embûches et de terribles épreuves...

Kerian revit en pensée la prisonnière tourmentée et battue, dans la taverne...

Retenant son souffle, elle regarda son frère mesurer la portée de cet aveu à mots couverts... et comprendre.

Iydahar prit Ayensha dans ses bras.

Posant une main sur le bras de Kerian, Jeratt lui souffla de sa voix rauque :

— Laisse-les en paix !

Il la guida jusqu’au pied de la colline. Elle but l’eau qu’on lui apporta... Tout ce qu’elle goûterait désormais aurait-il ce goût de cendre ?

Sortis de l’ombre, douze elfes tournèrent pudiquement le dos au couple.

Iydahar et Ayensha pleuraient dans les bras l’un de l’autre.

La semaine suivante, Kerian ne revit ni Ayensha ni son frère. Il devait être d’une humeur noire... Elle le sentait – la nuit quand elle s’endormait, le jour lorsqu’elle mangeait près d’un feu, le soir dès qu’elle observait les étoiles.

— Il mijote quelque chose, lâcha Jeratt, un soir. Il suffit de le regarder pour le voir.

Kerian ne reconnaissait plus Iydahar. Son regard était infiniment froid, son visage de marbre...

Elle y repensait souvent quand elle ne trouvait pas le sommeil. Se relevant, elle se délassait les jambes, perdue dans ses réflexions.

L’absence de sentinelles l’étonnait toujours.

— L’Ancienne nous protège, avait expliqué Jeratt, la première nuit. Avec elle, nous nous sentons en sécurité...

Et c’était vrai.

Kerian s’aventurait parfois à flanc de colline, pour réfléchir. Les hommes de Thagol traquaient la petite communauté elfique, qu’ils avaient décrétée hors-la-loi...

— Il suffit de voir les tueurs qu’il envoie à nos trousses pour comprendre..., avait dit Jeratt, écœuré. Il fiche la trouille à tout le monde, paraît-il, mais ils ont l’air de fantômes. Quand le Chevalier du Crâne est fâché, il affecte leurs esprits et leur donne des cauchemars...

— Sur le pont est de Qualinost, avait dit Kerian, Thagol plante sur des piques les têtes des elfes tués par ses chevaliers.

— Il ne nous tuera pas tous ! Nous sommes partout dans les collines, Kerianseray. Ici, à l’est, et là-bas, à l’ouest. Nous ne sommes pas aussi nombreux au nord, près de la Blanche Furie, mais au sud, nous sommes bien représentés. Certains rebelles sont des hors-la-loi, des voleurs et des tueurs, mais ce n’est pas le cas de la majorité. Au fond, nous sommes des déracinés en quête d’un nouveau foyer...

Jeratt n’était pas un mauvais bougre. Kerian, qui commençait à le comprendre, se disait qu’il y avait de pires endroits sur Krynn que ce bassin naturel, au milieu de hors-la-loi cordiaux – sinon amicaux.