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Ce poste à Qualinost était la dernière « faveur » accordée au seigneur Thagol. Personne n’en soufflait mot, mais ses supérieurs de Néraka avaient désavoué Thagol. Sans l’intervention de Medan, il aurait échoué dans un endroit bien pire. Le maréchal et lui avaient fait la guerre du Chaos, avant que les dieux n’abandonnent Krynn aux dragons.

Conscient de l’état mental de son ami et voulant lui éviter d’être jugé inapte au service, Medan l’avait fait nommer à Qualinost.

On racontait aussi que Thagol avait trop longtemps fouiné dans l’esprit des autres...

Quand Medan entendait des murmures dans la forêt, ou des chansons à la gloire des hors-la-loi au fond des tavernes, il savait qu’une étincelle suffirait à embraser la poudrière...

Or, Thagol était de taille à écraser toute velléité de révolte.

Le pont est de Qualinost s’ornait de nombreuses têtes tranchées, auxquelles bien d’autres viendraient bientôt s’ajouter.

Les Qualinestis étaient un peuple entêté et subtil.

Soudain, Chance eut l’estomac noué. Il chassa ses pensées – qu’on pouvait facilement juger séditieuses...

Personne n’avait de secrets pour Eamutt Thagol.

II

La jeune Kerianseray à la chevelure couleur de miel se glissa hors du lit de son amant. Elle fleurait bon les épices exotiques, son savon et son parfum venant de Tarsis. Les cadeaux d’un roi à sa bien-aimée... En cet instant, les cheveux parfumés de Kerian, sa seule parure, cascadaient au creux de ses reins. À pas de loup, elle foula d’antiques tapis silvanestis. Antérieurs au Premier Cataclysme, ils étaient d’une valeur inestimable.

Kerian ramassa ses vêtements roulés en boule – chemisier rose et mauve, pantalon et lingerie fine. Elle passa un caraco en soie blanche et une culotte assortie. Dans ses draps froissés, le monarque rêvait...

Kerian se rapprocha.

Le soleil n’était pas levé et les étoiles commençaient à peine à pâlir. Ses cheveux d’or auréolant l’oreiller, le roi des elfes dormait. La chiche lumière filtrant de la fenêtre éclairait ses traits délicats. Gilthas, le fils de Tanis Demi-Elfe, ne porterait jamais la barbe comme son père, car il n’avait pas autant de sang humain. Mais sous certains angles, on voyait du duvet couvrir ses joues.

Faisait-il un rêve ou un cauchemar ?

Gilthas était tourmenté, Kerian le savait.

Dans le couloir, des voix fantômes murmuraient... Campée devant un miroir, Kerian finit de s’habiller. Dans son dos, elle entendit Gilthas se redresser et s’asseoir.

— Bonjour, dit-elle en lui souriant dans la glace.

De haute taille pour un elfe, Gilthas comptait pour aïeul un humain dont personne ne connaissait le nom. On murmurait que Tanis Demi-Elfe était le fruit d’un viol...

D’un geste, Gilthas incita Kerian à se tourner vers lui.

— Laisse-moi natter tes cheveux.

— Gil, il faut que j’y aille. Si on ne me trouve pas dans mes quartiers...

Il lui fit signe d’approcher, presque impérieux. Mais son timbre de voix velouté exprimait toute la tendresse d’un amant.

— Ne t’inquiète pas. Rashas mettra des heures à s’habiller pour la procession. Depuis qu’il s’est miraculeusement tiré des griffes d’un dragon, alors que nous le pensions tous mort, il a parfois des comportements de vieux garçon coquet. Comme s’il n’avait plus toute sa tête. Et il a tant de servantes qu’il ne remarquera pas ton absence...

C’était la vérité. Il fallait moins de temps au roi qu’à l’orgueilleux sénateur pour se préparer aux festivités des récoltes de l’automne. Et pourquoi Rashas se serait-il aperçu de l’absence d’une simple servante ?

Kerian s’assit au bord du lit. Gilthas lissa la somptueuse chevelure puis la sépara en trois mèches épaisses qu’il natta avant de parfaire son œuvre avec un ruban rose. Joueur, il tira dessus. Kerian fit volte-face en riant. Il lui posa les mains sur les épaules et, des deux majeurs, suivit le tatouage qui ornait la nuque de sa belle : deux lianes entrelacées.

Cette caresse, ce regard ardent...

— Non. (Elle lui écarta les mains.) Je dois partir.

Kerian prendrait les passages secrets qu’elle était une des rares personnes à connaître. Gilthas avait installé son palais au sein d’un bosquet de grands chênes. Les pièces, les escaliers, les atriums et les jardins secrets étaient bâtis et aménagés en fonction... Et, on le savait peu, les murs cachaient des passages secrets. L’un d’eux passait dans la paroi est des appartements royaux pour déboucher sur un jardin.

À contrecœur, Gilthas hocha la tête.

— Va. Rashas ne doit pas se douter de notre liaison...

Personne ne devait le découvrir. Seuls la reine-mère, le serviteur de Gil, Planchet, et l’amie de Kerian, Zoé Vertebruyère, étaient dans le secret. Un secret bien gardé depuis trente ans, pour des raisons politiques...

C’était également pour des raisons politiques que le roi honorerait de sa présence la prochaine session du Sénat.

Car le sénateur Rashas insistait là-dessus. Aux yeux du monde entier, Gilthas faisait pâle figure... Un enfant-roi trop gâté, faible et indécis, pas même capable de déterminer quelle tunique allait avec quelles chausses... Bref, on pouvait compter sur un tel gamin pour ne jamais se mêler des affaires de l’État.

« Ce garçon... euh... le roi est jeune et il apprend», répétait Rashas à ses collègues sénateurs. « Notre jeune seigneur fait déjà preuve de sagesse en ces temps troublés, alors que la moitié de Krynn est entre les griffes des dragons. Il laisse à ses aînés le soin de gouverner en attendant de s’en sentir tout à fait capable. Vous voyez ? Nous avons un bon roi. »

Kerian, qui était à son service, connaissait bien le sénateur.

« Nous avons un bon roi... »

Autrement dit, un souverain malléable – un roi de paille...

Rashas avait toutes les raisons de le croire, car au début, Gilthas ne s’était guère affirmé. L’enfant souffreteux avait cédé la place à un adolescent timide et indécis. Ferait-il jamais honneur à des parents qui s’étaient si vaillamment distingués lors de la Guerre de la Lance ? Quel fils pouvait marcher sur les traces de la princesse Laurana, le Général Doré ? Ou s’affranchir de l’ombre tutélaire du légendaire Héros de la Lance, Tanis Demi-Elfe ?

Au début de son règne, Gilthas avait effectivement été une marionnette.

Mais depuis longtemps, il n’était plus ce garçon apathique qui ressassait les mêmes incertitudes et noircissait ses carnets de strophes mélancoliques...

Pour tout le monde, la reine-mère et Kerian exceptées, Gilthas restait un jeune elfe dépressif et insipide.

Pour celles qui l’aimaient, il représentait tellement plus !

Gilthas était toujours pétri d’incertitudes et hanté par les cauchemars – des prophéties ? Mais il ne se laissait plus arrêter par le doute.

Le courage a plus d’un visage... Dont celui qu’on montre au combat, et celui du cœur et de l’âme.

Gilthas avait découvert la noblesse de l’âme, et Kerian ne l’en aimait que davantage.

Beaucoup des présupposés de Rashas au sujet de son roi étaient faux. Et il y avait bien plus de choses encore qu’il ne soupçonnait même pas...

Il ignorait qu’une jeune elfe sauvage entrée à son service était la bien-aimée du roi.

Il ignorait qu’elle répétait tout ce qu’elle entendait à Gilthas – après avoir séparé le bon grain de l’ivraie.

Il ignorait – et pour longtemps encore, si les amants se montraient prudents – que de temps à autre, le roi était en réalité assez informé pour s’imposer à son propre Sénat.