« Ceux qui seraient assez fous pour lui venir en aide partageront son châtiment. »
Kerian se pétrifia.
Bueren Rose prit la parole et raconta la mort de son père et des autres villageois.
— Mon père a été décapité...
Kerian en fut abasourdie.
Bueren gémit.
— Sur ordre du seigneur Thagol, il a été assassiné par un chevalier surnommé le Bourreau.
— Le salaud ! cracha Jeratt. Ah, Rosie...
Bueren Rose leva la tête, les joues baignées de larmes. Ses lèvres remuèrent, mais Kerian n’entendit pas ce qu’elle disait.
Des voix rugirent leur outrage. L’Ancienne cria de colère et de douleur. Les guerriers dégainèrent leurs armes. Kerian sentit ses cheveux se dresser sur sa tête...
Kerianseray de Qualinost, la servante en fuite du sénateur Rashas, serait bientôt exécutée en place publique...
La main sur le manche du couteau qui avait sauvé Ayensha et fait de Bueren Rose une orpheline. Kerian ne trouva aucune compassion sur les visages fermés de ceux qui l’entouraient.
— Toi, fit Iydahar, viens ici.
Ce n’est pas mon frère !
Son expression était si dure qu’elle ne le reconnaissait plus.
Furieuse, elle se redressa de toute sa taille.
Mais Jeratt lui souffla :
— Va, Kerianseray. Inutile de résister.
Derrière Iydahar, Bueren Rose pleurait à chaudes larmes.
Ayensha la prit dans ses bras pour la consoler.
— Souhaites-tu me parler, frère ? lâcha Kerian.
Loin de se radoucir, Iydahar laissa tomber dans la main de sa sœur...
... L’anneau de Gil !
— Deux Qualinestis sont morts et la forêt est en colère. Il se pourrait que tu le regrettes, ma sœur. Car ils venaient te dire que ton maître te rappelait près de lui.
Maître !
Ce mot fit l’effet d’une gifle à Kerian.
Piquée au vif, elle redressa le menton et gronda :
— Mon frère, tu parles sans savoir ! Tu oses juger sur ce que tu ne comprends pas ! Tu souhaites t’entretenir avec moi ? Parfait, retirons-nous à l’écart et parlons.
L’assistance s’agita. Comment Iydahar, tellement accoutumé à ce qu’on lui témoigne du respect, allait-il réagir face au défi de sa sœur ?
— Je n’ai pas pour habitude d’implorer qu’on me parle.
— Ni de faire montre de la moindre courtoisie.
Furieuse, Kerian détourna les yeux et croisa le regard de l’Ancienne...
— Tueuse ! Tu as répandu le sang, et les envahisseurs aussi. Chacun de vous tuera encore. À qui serviront les morts que tu sèmeras, Kerianseray de Qualinost ?
Kerian soutint de nouveau le regard de son frère et leva une main.
— Rends-moi ma moitié de bague.
— Celle que tu as reçue de ton maître, cette marionnette qui prétend être un roi ? Vas-tu courir le rejoindre ? Te réfugier dans le lit de ton amant ?
Des murmures montèrent du cercle d’elfes.
— Espionne !
Kerian s’adressa à Dar et sentit le regard de l’Ancienne peser sur elle.
— Tu n’es qu’un imbécile, mon frère, mais un imbécile que j’aimais assez pour quitter ma cité... Après avoir vu la tête de notre cousine au bout d’une pique, je me suis rongé les sangs d’inquiétude pour toi et je suis partie à ta recherche. Oui, j’ai tué un chevalier et provoqué le malheur de Bueren Rose. Oui, j’ai sauvé Ayensha et tenté le sort... Mais aujourd’hui, je vois que tu n’es pas en danger. Entouré de tant d’amis, tu n’as pas besoin de moi.
« Rends-moi ce qui m’appartient, Dar. (Elle leva le menton, et de ses lèvres jaillirent des paroles qui les surprirent tous – elle la première :) Ne traite plus jamais Gilthas de marionnette en ma présence ! C’est notre roi, Iydahar – le mien autant que le tien, et il en sera ainsi tant que tu te nourriras et t’habilleras avec le gibier bien gras de ses forêts.
Kerian quitta le cercle et sentit les regards peser sur elle. Surtout celui de l’Ancienne.
Étrangement, elle devina que celle-ci n’était pas mécontente.
Cette nuit-là, la neige tomba. Assise près du grand feu, Kerian regardait les flocons venir mourir dans les flammes. Dar était parti, emmenant Ayensha et Bueren Rose. Kerian ignorait où – dans la forêt, sans doute, ou pour rejoindre un clan kagonesti. Elle avait une décision à prendre : partir ou rester.
Soudain, elle aperçut Jeratt.
— Que me veux-tu ? demanda-t-elle.
Il s’assit face à elle et regarda la neige.
— Que vaut ton roi, Kerianseray de Qualinost ?
— Il est très précieux !
— Vaut-il ton frère ? Iydahar n’est pas parti le cœur léger.
Kerian haussa les épaules.
— Dar et moi passons notre temps à nous quitter et à nous retrouver. Un jour, je le reverrai.
— Bien... Parle-moi de ton roi.
— Il marche sur une corde raide, en équilibre entre une femelle dragon et un Sénat qui ne pense qu’à assurer sa richesse et sa survie plutôt qu’à reprendre le royaume aux... envahisseurs.
— Ton souverain croule sous les problèmes.
Jeratt regarda les dormeurs. Des Gardiens de la Forêt en exil et des Coureurs des Bois du Silvanesti, venus avec l’espoir de réunir les deux nations elfiques...
— Une légion de problèmes... et pas d’armée.
— C’est vrai, admit Kerian.
Pas encore..., se dit-elle, surprise.
Mais tandis que l’hiver s’installait, obligeant Kerian à rester avec les hors-la-loi, un certain plan lui devint de plus en plus familier.
XI
— Entraîne-toi avec des arcs empruntés, sur des cibles fixées aux arbres, ordonna Jeratt. Tu ne chasseras pas avant d’avoir fabriqué ton arc et empenné tes propres flèches. En attendant, tu continueras de dépecer les prises.
Kerian retrouva vite des réflexes et des aptitudes à demi oubliés. Presque sans y penser, elle tenait compte du moindre souffle d’air avant de décocher, et visait un peu au-dessus de sa cible.
Rapidement, elle connut de nouveau la joie de faire mouche.
Guidée par Jeratt, elle sélectionna un if, s’assura de sa résistance et de sa souplesse, puis dégagea son cœur avec des outils grossiers mais bien entretenus.
— Ici, personne n’utiliserait autre chose que du bois d’if pour fabriquer un arc, approuva Jeratt. Aux armes prises à l’ennemi, nous préférerons toujours l’if façonné par nos mains.
Kerian hocha la tête. Mais au fond, elle ne comprenait pas comment un arc de la forêt pouvait être meilleur que ceux d’un armurier de métier.
Jeratt lui répondit qu’elle comprendrait la différence en temps voulu.
Kerian rabota le bois jusqu’à l’obtention d’une tige assez longue où elle fixa un repose-flèche, un peu au-dessus du centre.
— Connais ton arme, dit Jeratt, aussi bien que ton amant. Tu devras pouvoir compter sur elle.
Kerian utilisa des boyaux pour faire une corde solide. Personne n’eut à lui dire comment garder son arc poli, propre et au sec. Peu à peu, tout lui revenait en mémoire. Pendant les longues semaines d’hiver, elle étudia la fabrication des flèches, de la hampe jusqu’à la pointe. Elle étudia les dépouilles des volailles, attentive à repérer les bonnes plumes.
Une goutte de sang tomba dans la neige. Le sien... Elle n’était pas très douée pour l’empennage.
— Tu fends trop la flèche, expliqua Jeratt. Kerian, tu manques de patience. (Il prit la hampe, la jeta au feu et lui en tendit une autre.) La flèche te mord le doigt quand les entailles sont trop larges. Essaie encore.