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L’odeur de plume brûlée lui piquant le nez, Kerian prit un petit couteau et commença à faire les entailles. Si elles étaient trop étroites, les plumes n’entraient pas, et trop larges...

La plume de coq glissa sans mal dans la fente supérieure. Kerian inséra les deux plumes de poule de chaque côté. Puis elle inspecta son œuvre.

Jeratt la lui arracha des mains.

— Quoi ? fit-elle. Cette flèche est parfaite !

— Pour un autre archer, peut-être ! Mais en hiver, une elfe sauvage n’utilise-t-elle pas des plumes blanches ?

Kerian récupéra son projectile.

— Je le ferai quand tes chasseurs rapporteront des oies blanches !

Jeratt éclatant de rire, les hors-la-loi se retournèrent pour voir ce qui l’amusait.

— Très bien, Kerianseray de Qualinost, dit-il. Les oies sont parties pour des climats plus chauds, mais tu auras quand même un carquois plein. Et après-demain, nous verrons si nous pouvons faire de toi une chasseuse.

Le vent picotait les joues de Kerian, lui rougissant le bout des oreilles. Elle portait une longue chemise en laine et un manteau en peau d’élan doublé de fourrure. Bien que chaudement vêtue, Kerian mourait d’envie de fourrer ses mains gelées sous ses manches.

Un cours d’eau coulait entre Jeratt et elle, bondissant sur les rochers. Sur les rives boueuses, Kerian avait repéré des empreintes de daim. Hochant la tête, Jeratt lui avait fait signe de se poster de l’autre côté du ruisseau.

Un martin-pêcheur plongea et remonta, un poisson argenté dans le bec. Le cri d’un choucas couvrit celui des autres oiseaux.

Piquée au vif par la remarque de Jeratt, Kerian ne remuait plus un cil.

Ceux qui se dandinent d’un pied sur l’autre finissent toujours par mourir de faim... Trouve une position et garde-la.

Elle avait cru entendre Dar ! Son frère l’emmenait rarement chasser avec lui – à l’époque, elle en était encore à apprendre le tir à l’arc. La remontrance de Jeratt faisait étrangement écho aux frustrations de Dar devant l’impatience de sa petite sœur.

Le temps lui parut interminable. Elle écouta le vent dans les branches, les clapotements de l’eau, les animaux fouiner dans les fougères... Ses muscles se rebellaient contre cette immobilité forcée. Elle avait une crampe dans la jambe gauche...

Le regard tourné vers les arbres, elle crut voir quelque chose bouger, mais l’illusion s’évanouit dès que le vent retomba. Jeratt leva légèrement la tête puis reprit la pause, arc contre la hanche.

Kerian ne remua pas d’un cil.

Les nuages gris acier dissipés, elle plissa les yeux tandis que Jeratt semblait disparaître derrière un éclair. Puis l’épaisse couverture nuageuse se reforma, et Kerian se remit de son éblouissement.

Alors, elle sentit ce que Jeratt avait capté avant elle : la neige.

Un lourd silence tomba sur la forêt. Pas plus que Kerian, Jeratt n’en connaissait la cause.

Il reprit son arc.

Kerian sortit doucement une flèche du carquois attaché sur sa cuisse et l’encocha. Les muscles de son épaule et de son bras tremblant d’excitation, elle inspira profondément, histoire de se calmer.

Derrière elle, quelque chose de lourd piétinait le sous-bois. Kerian vit Jeratt s’apprêter à tirer. Elle se retourna et vit un animal arriver sur elle.

Un loup ! pensa-t-elle.

Elle leva son arc et aperçut...

... Un jeune garçon !

— Ulf !

— Jeratt, non !

Une flèche passa en sifflant près de la joue de Kerian, juste au moment où elle criait :

— Baisse-toi, petit !

Il obéit ou trébucha, elle n’en fut pas très sûre. Soulagée, elle vit la flèche se ficher dans le pin, derrière lui.

Jeratt jura. Babines retroussées sur ses crocs blancs, le loup passa près de Kerian.

Elle entendit siffler une seconde flèche.

— Petit !

— Couché, Ulf ! Couché !

Le loup obéit. En jurant, le gamin bondit sur ses pieds et se précipita vers Jeratt, qui prenait une autre flèche.

— Jeratt... ! Ce n’est qu’un gamin !

Du coin de l’œil, Kerian vit le garçon tirer un couteau de sa ceinture. Se retournant vivement, elle lui saisit le poignet et le tordit, puis écarta d’un coup de pied le couteau qu’il avait lâché.

Jeratt ramassa l’arme, le gamin feula un juron, et Kerian le tira brutalement par le poignet. Elle s’aperçut alors qu’il était moins jeune qu’elle ne l’avait cru – même s’il ne devait pas avoir plus de soixante ans, soit trois fois rien pour un elfe.

Efflanqué, il avait tout d’un freluquet.

— D’où viens-tu ? demanda Jeratt.

Le gamin lui décocha un regard noir. Dans le silence, le loup gémit, luttant pour se relever.

Alarmé, le gamin se tourna vers lui.

— Rien n’est encore décidé, fît Kerian en lui serrant le poignet. D’où viens-tu ?

— De l’ouest, dans la vallée, répondit le jeune elfe sans quitter Ulf des yeux.

— Bailnost ?

Morose, il hocha la tête.

— Comment t’appelles-tu ?

Au lieu de répondre, il regarda le loup – en réalité un brave chien de chasse, s’aperçut Kerian – se relever péniblement et marcher vers lui. La flèche lui avait entaillé l’épaule, mais la blessure n’était pas mortelle. Ulf poussa son museau sous les doigts tendus de son maître.

— Je suis Ander, le fils du meunier. (Il lorgna leurs vêtements rapiécés et mal assortis.) Laissez-moi partir ou j’avertirai tout le monde, mon père et les autres, que j’ai vu des hors-la-loi !

Jeratt éclata d’un rire dur et sans joie.

— Petit, tu ne vivras pas assez longtemps.

Ander pâlit.

— Arrêtez ! cria Kerian. Ander ne nous a rien fait alors que nous avons blessé son chien et failli le tuer ! Laisse-le partir.

Jeratt fronça les sourcils. Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, elle se tourna vers le jeune elfe.

— Va.

Ander l’étudia, puis marmonna des remerciements et fila.

— Imbécile sans cervelle ! grogna Jeratt.

Kerian secoua la tête.

— Pourquoi, parce qu’il... ?

— Pas lui. Toi ! Ce gamin sait que nous ne venons pas d’un village des environs. Il a compris que nous étions des hors-la-loi. Il peut t’identifier, et des hordes de chevaliers donneraient cher pour savoir où tu te caches. Au nom de quoi ne nous trahirait-il pas pour quelques pièces ?

Elle n’y avait pas réfléchi. La neige tourbillonnait sous un ciel noir.

La bouche sèche, Kerian demanda :

— Que faire, Jeratt ?

— Il faut le tuer. Le jeter du haut d’un rocher, pour que ça ait l’air d’un accident... Et achever le chien...

Kerian dévisagea son compagnon, n’en croyant pas ses oreilles.

— Quoi ? cracha-t-il. Tu es encore malade en repensant à ton dernier crime ?

— Je... C’est un gosse !

— Ce gosse pourrait causer notre mort à tous, s’il parle.

Le demi-elfe parut soudain infiniment vieux.

— Il ne nous retrouvera pas, Jeratt ! Et les chevaliers non plus. (Kerian regarda les arbres, sur les sentiers du flanc ouest de la colline.) Il nous a vus ici, mais nous aurions pu avoir parcouru des lieues avant de le croiser. Quand il parlera – s’il parle – , nous serons déjà loin.

Jeratt la toisa, puis lâcha qu’ils avaient raté un beau gibier.

— Je refuse de rentrer les mains vides, marmonna-t-il. Et de guider les villageois ou les chevaliers jusqu’aux nôtres.

Ils remontèrent le cours d’eau jusqu’à l’endroit où des pins et des rochers formaient une sorte d’abri naturel contre le vent. Là, le ruisseau devenait plus vif. Kerian sortit des filets de son sac et attrapa des truites.

Ils les nettoyèrent, les préparèrent, puis les mangèrent en silence. La jeune elfe prit le premier tour de garde. Il neigeait toujours...