Quand Jeratt la relaya, Kerian s’endormit comme une masse.
Quelques heures plus tard, elle se réveilla en sursaut. Elle avait rêvé de Jeratt et de son regard d’acier, quand il avait déclaré vouloir abattre le jeune elfe...
Kerian était seule. Le ciel s’éclaircissait déjà.
Elle ranima le feu, se demandant ce que Jeratt était parti faire en forêt. Le cœur battant, elle tendit l’oreille, espérant le repérer. Elle reconnut le cri d’une chouette, puis celui d’un lapin.
Jeratt avait abandonné son poste. Pourquoi ?
Partagée entre l’inquiétude et la colère, Kerian sentit le rouge lui monter aux joues au souvenir de son rêve et de la détermination du demi-elfe à tuer pour protéger ses arrières.
Couteau au poing, elle bondit.
Des bruits de pas retentirent dans son dos...
Elle fit volte-face et dégaina son couteau.
— Lève le camp, Kerianseray ! ordonna Jeratt.
La trouvant trop lente à réagir, il se campa entre les flammes et elle et couvrit le feu de terre.
— Que fais-tu ? Jeratt, tu n’as pas tué... ?
— Ce gamin ? (Le demi-elfe ramassa leurs sacs et tendit le sien à Kerian.) Nous aurions dû le tuer. Toute la vallée est à notre recherche ! Bientôt, il fera jour... et le village est déjà éclairé par des torches. Tu crois que les habitants pourraient vouloir t’attraper, histoire que les chevaliers leur fichent la paix ?
Kerian prit son sac, son arc, et répondit sur un ton plus posé qu’elle ne s’en serait crue capable :
— Il vaut mieux nous séparer... Tu iras dans une direction, et moi dans l’autre. Retourne à la cascade dès que le danger sera écarté. Pendant ce temps, je les entraînerai ailleurs.
— Où iras-tu ?
— Je l’ignore.
— Nous allons nous séparer – l’idée est bonne. Nous nous retrouverons à l’Obsession du Roi, à la lisière des Terres de Pierre. Tu sais où c’est ?
Kerian en avait entendu parler : une ligne brisée de collines, à l’est du canyon qui longeait la frontière du Qualinesti.
— Prends vers le sud-est. Je t’y retrouverai quand la lune sera noire.
Soit dans quatre jours.
— Et les autres ? Et la cascade ?
— Il fallait t’en inquiéter avant, grogna-t-il. Laisse-moi m’en charger. Va, et évite les routes.
Une précision inutile.
— Jeratt...
— Va ! Inutile de mourir à cause de ta stupidité, Kerianseray. Enfin, pas encore... Tu auras tout le temps pour ça, si tu t’en sors.
Kerian quitta Jeratt sans lui souhaiter bonne chance ni s’excuser. Peu importait ce qui arriverait, elle ne s’excuserait pas d’avoir épargné la vie d’un jeune elfe ! Sans un regard en arrière, elle s’éclipsa, essayant de se souvenir de l’emplacement des routes à éviter.
Le vent glacé la poussait à travers la forêt, lui mugissant aux oreilles. Le premier jour, Kerian jeûna, n’osant prendre le temps de chasser – et même si un lièvre lui avait sauté dans les bras, elle n’aurait pas pu allumer de feu. Elle ouvrit l’œil, cherchant quelque chose à se mettre sous la dent. Mais les écureuils et les fermiers avaient ramassé les noisettes. Elle trouva des pommes de pin, mangea des pignons et fourra le reste dans sa poche en rêvant d’une nourriture plus substantielle.
Le lendemain, quand elle se désaltéra, elle remarqua des empreintes dans la boue. La nuit, quelqu’un s’était agenouillé pour boire au ruisseau... Effrayée, elle eut beau tendre l’oreille, elle n’entendit que le vent. D’où elle se trouvait, son camp n’était pas visible, mais l’inconnu avait dû repérer sa trace.
Kerian inspira profondément. Si l’intrus lui avait voulu du mal, elle l’aurait déjà su. Il devait être dans les parages. Regrettant d’avoir laissé son arc et ses flèches près de son sac, elle tira son couteau. Sans bruit, elle se leva... et vit d’autres empreintes.
L’extérieur des talons était usé. Ander ! Kerian regarda autour d’elle, mais ne vit aucune empreinte de chien ni touffe de poils accrochée aux branches basses comme en laissaient les animaux à fourrure épaisse.
Intéressant...
Les traces ne partaient pas vers le nord ou le sud. Ander n’avait pas non plus traversé le ruisseau...
Kerian prit une décision. Elle s’était endormie le ventre creux, mais au matin, elle ramassa du bois et en alluma un. Puis elle sortit du fil, sélectionna une branche pour se fabriquer une canne à pêche et s’installa dans un coin ensoleillé.
Sur ses gardes, Kerian n’entendit rien d’inhabituel.
Elle attrapa trois grosses traites. Quand l’odeur du poisson grillé flotta dans l’air, sa patience fut récompensée... Ander sortit des bois et approcha au bord de l’eau. Le visage marbré d’hématomes, il avait la lèvre supérieure fendue.
— Tu as faim ? demanda-t-elle en désignant les traites qui cuisaient sur une pierre plate.
— Je pourrais être avec la moitié du village... Tu n’es pas inquiète ?
Amusée, elle lui fit signe de la rejoindre.
— Et tous ces gens attendraient en silence que j’attrape leur petit déjeuner ?
Ander rougit.
— Viens manger. (Elle l’étudia longuement.) Où est ton chien ?
Ander franchit le ruisseau d’un bond.
Il apportait du fromage et une miche de pain rassis.
— C’est tout ce qu’il me reste...
Il lui montra ses pièges emmêlés, avouant tristement qu’il n’avait rien attrapé. Les lapins semblaient l’entendre arriver à des lieues à la ronde.
— Tu es le fils d’un meunier, souligna Kerian.
— En fait, son beau-fils.
Veuve, sa mère s’était remariée rapidement après la mort de son père. Ander hésita, mâchant une bouchée de pain.
— Après le meurtre de mon père..., lâcha-t-il, le visage fermé.
— Qui l’a tué ? demanda Kerian.
Des hors-la-loi ? Avait-elle invité un être assoiffé de vengeance à partager son feu ?
Elle savait combien de temps il lui faudrait pour dégainer son couteau.
— Un chevalier...
Kerian ne se détendit pas pour autant.
— Je suis navrée.
— Je les hais ! grogna Ander. (Il mordit son pain, puis releva les yeux.) Je sais qui tu es. Ils veulent te mettre à mort.
Kerian ne répondit pas.
— Tu aurais tué un chevalier à Sliathnost... C’est vrai ?
— Oui. Il l’avait mérité.
— Alors, tu es une hors-la-loi ?
— Je l’ignore. (Kerian tisonna le feu.) Mais je suis une fugitive, non ? Béryl m’a déclarée hors-la-loi.
— Le roi aussi.
Kerian en fut attristée.
— Je suppose...
— Il permet tous les excès aux chevaliers.
— Je ne sais pas grand-chose des rois...
— Et l’autre ? Le demi-elfe ?
— Tu veux parler de Jeratt ?
— Celui qui voulait me tuer.
— Tu l’as entendu ?
— Je ne suis pas sourd. Où est-il ? T’a-t-il abandonnée parce que tu t’y es opposée ?
— Non, fit Kerian, amusée. Nous avons jugé plus sage de nous séparer.
Dans le silence qui suivit, les bruits de la forêt semblèrent tonitruants. Ils entendirent un corbeau croasser, puis un cerf bramer. Kerian se leva, aussitôt imitée par Ander. Ils nettoyèrent le camp, enterrèrent les restes des poissons, puis éteignirent le feu.
Cela fait, le jeune elfe demanda si sa compagne voulait toujours savoir où était son chien.
— Oui, répondit-elle en s’adossant à un rocher.
— Il est mort. (Il baissa les yeux, puis les releva brièvement.) Ils voulaient que je leur avoue où tu étais... pour te livrer aux chevaliers. Mais j’ai refusé de répondre. Tu aurais pu me tuer. Jeratt le voulait, mais tu l’en as empêché. Je ne pouvais pas te trahir, alors ils... (Il toucha sa lèvre tuméfiée.) Ils ont tenté de me faire parler, et Ulf...
La pauvre bête avait sans doute voulu défendre son maître.