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La dernière interlocutrice de Jeratt était l’Ancienne...

Elle avait dû le charger de veiller sur Kerian.

Même si l’hiver n’était pas très rude, les voyageurs mobilisaient leur énergie pour trouver de la nourriture. Kerian n’avait plus besoin que Jeratt lui précise quels animaux venaient boire au ruisseau qui coulait près de leur abri... Maintenant, elle enseignait à Ander la différence entre des empreintes de lièvre et de lapin, de loup et de chien.

— Les chiens retournés à l’état sauvage sont plus dangereux que les loups, expliqua Kerian. Domestiqués, ils le sont aussi, à cause de leurs maîtres.

— Et comment repère-t-on les draconiens ?

Ander approcha du feu.

Kerian gardant le silence, il se tourna vers Jeratt.

— Il est peu probable que nous en voyions dans la forêt. Comme nous, ils sont toujours en mouvement. Mais... (il sourit)... nous les sentirons avant qu’ils ne captent notre odeur.

À la fin de l’hiver, les trois compagnons longèrent la rive ouest du fleuve en évitant les routes. Peu à peu, ils approchaient de la célèbre forêt de Wayreth. Là, ils virent de nombreux signes des occupants... Kerian s’en étonna. Pourquoi y avait-il tant de chevaliers ? Pourquoi élargissaient-ils les routes principales ?

— Toujours pour la même raison, répondit Jeratt.

Les trois elfes s’étaient installés sur une avancée rocheuse, à l’aplomb d’une route bordée d’arbres coupés et de branchages. Plus loin s’étendait une ville de taille respectable. Au nord, la fumée des cheminées montait à l’assaut du ciel.

— Les routes sont élargies pour faciliter le passage des caravanes. Les chevaliers protègent les travaux. Regardez là-bas... La grande forge... On voit à travers les arbres les reflets argentés d’un plan d’eau. Sans doute un armurier... La femelle dragon aime ça tout autant que l’or et les joyaux.

Quelque part, une taverne logeait, nourrissait et blanchissait les chevaliers du seigneur Thagol. Une serveuse esquivait les mains baladeuses, et un garçon à tout faire se dépêchait pour éviter les coups...

Ce fléau se répandait partout au Qualinesti.

L’Elfe coulait des marches orientales des monts Kharolis jusqu’à la frontière nord, où un de ses bras, l’Eau Noire, venait de la forêt Sombre. Un autre – la Blanche Furie – , séparait un pays libre d’un royaume assujetti.

Kerian voulait aller respirer de l’air « libre ». Jeratt n’y voyait pas d’objection, et le loyal Ander l’aurait suivie n’importe où. Mais ils devaient rester au plus profond des bois, autant pour chasser que pour éviter les patrouilles.

— Ce n’est pas comme dans ma forêt..., bougonna Jeratt.

Kerian se demanda s’il était prêt à retourner parmi ses amis. Pour sa part, découvrir de nouveaux sentiers et de nouveaux paysages l’enchantait. Elle se demandait pourquoi son frère méprisait les Qualinestis. Les fermiers des vallées encaissées n’avaient jamais été à Qualinost pour un festival. Ils vivaient au rythme du soleil et des saisons, heureux de cultiver des terres fertiles.

Les trois elfes firent la connaissance d’un couple d’agriculteurs au bord d’un ruisseau, et ils furent invités à partager son repas.

Le mari, Felan, remarqua les tatouages de Kerian et les vêtements grossiers des voyageurs.

— Les chevaliers sont partout, mais nous savons les repérer. (Il poussa des petits pains vers Ander pendant que sa femme remplissait leurs chopes.) Les envahisseurs ne nous feront jamais oublier les règles élémentaires de l’hospitalité !

— Vous font-ils des ennuis ? demanda Kerian.

Elle prit un petit pain, le coupa en deux, le beurra et le nappa de miel.

L’elfe haussa les épaules.

— Ces brutes ne nous importunent pas trop... À leurs yeux, nous n’en valons pas la peine.

Kerian leva un sourcil sceptique, car la ferme semblait prospère. Felan lui fit signe de le suivre. Intriguée, elle obéit. Il ouvrit la porte et sortit dans la cour.

— Regarde, dit-il en montrant les collines aux pentes escarpées. Accéder à cette vallée très étroite n’est pas facile. Et en repartir encore moins.

Le ciel s’assombrissait. Dans les champs et les bois, les créatures nocturnes s’affairaient. Kerian entendit une chouette et le chant argenté d’un ruisseau, en bordure du champ de maïs.

— Resterez-vous, cette nuit ? demanda Felan.

Ces fermiers étaient de braves gens. Ils veillèrent très tard, à écouter les récits de leurs hôtes. Puis on passa aux dernières rumeurs circulant sur les chevaliers, qui s’étaient installés dans les villes. Un peu plus à l’est, personne ne pouvait plus emprunter les routes sans les supplier d’abord.

Selon Felan, les restrictions étaient devenues plus sévères, dans la capitale. Repensant à Gil et à Laurana, Kerian se demanda si ça n’avait pas sonné le glas du traité qu’ils désiraient tant conclure entre les elfes, les humains et les nains.

Remontant vers le nord, par les contreforts et les vallées, Kerian et ses compagnons découvrirent que les fermiers comme Felan et son épouse étaient ravis d’accueillir des voyageurs – surtout des chasseurs qui apportaient des cailles ou du poisson.

Tous partageaient généreusement la nourriture, la chaleur de l’âtre et les nouvelles.

Kerian constata que les contreforts du nord étaient moins verdoyants que ceux du sud, avec un sol rocheux impropre aux cultures. Les hors-la-loi de cette région-là, nettement moins hospitaliers que ceux de Qualinost, vivaient sans foi ni loi depuis des générations.

— Fuyez-les, leur dit Bayel, le fils d’un fermier. Ils s’intéressent uniquement à ce qu’ils peuvent vous prendre.

— Harcèlent-ils les chevaliers ?

— Ils se cantonnent à l’ouest des montagnes et viennent rarement dans nos bois. Les chevaliers installés dans les villes, à l’est de l’éperon, ne vont pas si loin. Pour le moment.

Bayel savait écouter et il était doué, côté déductions. Kerian lui demanda s’il avait entendu parler du seigneur Thagol.

— Je ne l’ai jamais vu, mais d’après un de mes amis, il ressemble à un spectre, avec une peau blafarde et des yeux noirs. Et il semble entouré de fantômes. Autour de lui, l’air est glacial.

— Oui, c’est bien lui..., confirma Jeratt. Son visage a l’air d’une cicatrice géante, et il paraît toujours prêt à tuer. Je l’ai vu plus d’une fois, avec ses hommes. Ces Chevaliers du Crâne sont les pires de tous ! Ils peuvent s’immiscer dans l’esprit d’un ennemi et lui flanquer des cauchemars.

« Thagol a ordonné à ses sbires de massacrer les elfes, à l’est, et il a planté leurs têtes au bout de piques, dans la capitale. Kerian les a vues.

— Les draconiens leur prêtent main-forte. (Bayel inspira profondément.) L’un d’eux a tué mon cousin... Sous prétexte qu’il voyageait sans permis. Il avait une ferme, près de Lindalenost. Il avait pris la route pour rendre visite à un parent... Qui aurait cru qu’il fallait un permis pour ça ? C’est tellement injuste !

Le silence tomba. Le fermier tisonna le feu, puis se pencha vers Kerian.

— Reste, dit-il d’un ton pressant. (Il regarda Jeratt et Ander.) Vous aussi êtes les bienvenus.

Ander s’agita et Jeratt lui flanqua un coup de coude.

— Impossible, répondit Kerian. Nous ne devons pas nous attarder longtemps au même endroit.

Les yeux du jeune elfe brillèrent d’intérêt.

— J’aimerais pouvoir faire pareil... (Il regarda autour de lui, s’assurant que personne ne l’épiait.) Et rendre la monnaie de leur pièce à ces maudits chevaliers ! Ou aux draconiens.

— D’autres que toi partagent-ils ce sentiment ? demanda Kerian.

— Oh, oui ! On parle beaucoup dans les cuisines des fermes, mais on agit peu.