Выбрать главу

Les compagnons repartirent au petit matin. Ils continuèrent vers le nord, évitant les endroits fréquentés par les bandits et les chevaliers. Cette nuit-là, pour la première fois depuis des semaines, ils campèrent à la belle étoile. Kerian montant la garde, Jeratt envoya Ander dormir. Il prendrait le dernier tour de veille.

La lune se leva, couronnant la cime des arbres.

— À quoi penses-tu, Kerian ?

— Il y a de braves gens, ici, dans les vallées... J’ai passé presque toute ma vie dans la cité, au service d’un sénateur et aux côtés d’un roi. Jeratt, le souverain observe les chevaliers, la manière dont ils traitent son royaume. (Elle secoua la tête.) S’il voyait ce que j’ai vu, s’il entendait ce que j’ai entendu...

— Que ferait-il ?

Le mépris et la colère de Jeratt irritèrent Kerian.

— Tout, s’il le pouvait. Mais c’est un roi sans cour, face à un Sénat qui a tous les pouvoirs...

— ... Et qui les a offerts sur un plateau à Thagol.

— Gilthas est réduit à l’impuissance. Aussi longtemps qu’il n’aura pas d’armée, il restera pieds et poings liés. Mais s’il en avait une... (Elle se pencha.) S’il en avait une que nul ne saurait être sienne, des guerriers de l’ombre, sans base fixe...

— Une armée de fantômes, qui frapperait vite et fort et disparaîtrait dans la nuit.

— Exactement !

— Avec le prince Porthios, nous avions cette force de frappe. Je suis venu avec lui du Silvanesti et je me suis découvert un don pour le combat en forêt. (Il eut un sourire triste.) Avec les Kagonestis et sans les dragons, nous aurions gagné... Alors, il serait resté un seul royaume.

Kerian écouta le vent se lever, charriant une odeur de pluie. Les chevaliers arrivaient dans les vallées...

— Commençons ici.

Jeratt éclata de rire, réveillant Ander en sursaut.

— Sauras-tu que faire des agriculteurs, une fois que tu les auras attirés hors de leurs vallées, des bois et des collines ?

— Moi, non... Mais je suis sûre que tu le sais, pas vrai, Jeratt ?

XIII

— Regardez ! Maudits chevaliers !

Le visage luisant de sueur, Ander approcha de Kerian. Le soleil de cette fin d’automne tapait fort. Malgré le couvert des arbres, l’air était étouffant.

Jeratt disait que le jeune elfe approchait du « premier sang » – de sa première bataille.

Il dessinait des cartes, réelles et imaginaires, pour expliquer la stratégie des combattants de la forêt : utiliser les bois comme couverture, en jaillir, tuer et disparaître. Ander comprenait vite. Entre le demi-elfe et l’adolescent, qui s’étaient acceptés à contrecœur, le respect grandissait.

Bien qu’il parlât surtout tactique, Jeratt expliquait aussi les risques à Kerian et à Ander.

— Vous tuez votre adversaire, ou il vous tue.

Ander tendit de nouveau un doigt. Kerian hocha la tête. La route étroite suivait un grand cours d’eau. Deux chevaliers y entouraient un chariot tiré par une mule. Le cocher était un elfe au sexe indéfinissable.

Felan ne s’était donc pas trompé : deux chevaliers et un chargement d’épées, de haches et de dagues...

— Parfois, ils transportent des armes fabriquées pour ses hommes sur ordre de Thagol. À d’autres occasions, de l’or et des joyaux achetés à la frontière, principalement à des nains des collines qui ne veulent pas mettre les pieds au Qualinesti.

« En automne, ils emportent nos récoltes. (Amer, Felan ajouta :) Nous gardons tout juste assez de grains pour les semailles et pour nous nourrir. Il ne nous reste rien à troquer contre des objets de nécessité courante comme des casseroles, du vin, des vêtements, de la laine ou des bottes...

À leur tour, les elfes de l’ouest se voyaient obligés de nourrir et d’armer les occupants à leurs frais. Felan, Bayel et bien d’autres considéraient ça comme une insulte. Voilà pourquoi ils avaient accepté d’ouvrir l’œil et de tendre l’oreille pour renseigner Kerian.

— Écoute, conseilla Jeratt. Apprends et ne perds pas patience.

Kerian regarda passer les chariots. Les convois les mieux gardés étaient les transports d’armes. En général, en arrivant sur la Route de Qualinost, ils faisaient jonction avec une escorte de draconiens qui les accompagnait jusqu’à Acris. De là, d’autres chevaliers et des draconiens les rejoignaient pour gagner la capitale.

— Thagol est à Acris, avait dit Felan. Dans cette région du royaume, ses chevaliers sont logés partout, mais il gère tout de sa tanière.

Felan et Bayel avaient juré qu’ils rallieraient une dizaine de jeunes elfes qui, depuis un an, renâclaient sous le joug de l’oppresseur.

— Nous les chasserons de la campagne et les repousserons jusqu’à Qualinost !

Kerian avait refusé.

— C’est votre fierté qui parle, avait répondu Jeratt. Et elle vous conduira à la mort. Loin de chasser les chevaliers de Thagol, vos dix combattants les aideront sûrement à aiguiser leurs épées... Kerian, Ander et moi avons une certaine expérience qui permet d’éviter les ennuis. Et nous n’avons pas de compagnon, ni d’enfant, ni de ferme à cultiver.

Felan avait pâli. Bayel s’était tu.

— Laissez-nous agir selon nos plans, avait ajouté Jeratt. Contentez-vous d’ouvrir l’œil et de tendre l’oreille. Plus tard... (Il avait haussé les épaules.) Les choses pourraient changer.

— Regardez, souffla Ander. Maudits chevaliers ! On dirait que la route leur appartient.

Kerian hocha la tête.

Jeratt sortit de l’ombre d’un buisson.

— Il y a trois draconiens sur la route de Qualinost, dit Kerian. Ils semblent attendre.

— Un paquet bien ficelé...

— Deux chevaliers et un elfe qui fuira ou se rangera de notre côté, ajouta Ander.

— Il pourrait se ranger du côté des chevaliers.

Ils approchaient. Les roues du chariot grinçaient. Quand elles se coincèrent dans une ornière, la mule protesta. Le chargement tinta.

— Un pleutre et deux chevaliers ! insista Ander. Nous pourrions les avoir.

— Tout doux, mon garçon, dit Jeratt. (Il regarda Kerian.) Écoute.

— Que dois-je entendre ?

Le demi-elfe eut un sourire carnassier.

— Mon signal.

Les ombres et la lumière se partageaient la route où les saules poussaient tellement à ras de terre que leurs branches la touchaient. Les chevaux étaient nerveux. Jurant, un des chevaliers regarda par-dessus son épaule. L’elfe fit claquer ses rênes sur la croupe de sa mule, mais le chariot ne bougea pas.

Ah, pensa Kerian, fais encore claquer tes rênes...

Le cocher obéit obligeamment.

La mule braya, et l’impact de sabots contre le chariot se répercuta dans la forêt. Les chevaliers jurèrent ; l’elfe fit de nouveau claquer ses rênes.

La mule rua une seconde fois, puis une troisième. Le cocher sauta à temps au moment où le véhicule se renversait, éparpillant son chargement sur la chaussée.

— Maintenant ! souffla Jeratt en flanquant un coup de coude à Ander.

Le demi-elfe et lui bondirent... Deux flèches sifflèrent, puis une troisième. Un chevalier tomba de selle, sa monture hennissant de douleur. La flèche de Kerian lui avait transpercé le cou.

Jeratt et Kerian visèrent le second chevalier. Deux flèches plantées dans la cuisse, son camarade tenta de se relever.

Ander tira sans faire mouche. Il rata même le cheval à l’agonie.

Jeratt l’attrapa par l’épaule et le secoua.

— Que t’ai-je dit ? (Il le poussa puis se tourna vers Kerian.) Allez !

Elle dévala l’escarpement en glissant sur des feuilles mortes. D’un geste sûr, elle trancha la gorge du cheval. Du sang lui éclaboussa les mains et le visage.

Les yeux écarquillés, son maître, également blessé, leva une main pour supplier l’elfe couverte de sang de l’épargner ou pour dévier un coup fatal.