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— Fais-le ! cria Jeratt. Maintenant !

Maintenant, où les draconiens débouleraient, attirés par le raffut.

Kerian levait son couteau quand un choc, dans son dos, lui fit le lâcher. Une voix jura en qualinesti à son oreille.

Le charretier lui enfonça son genou dans les reins et l’attrapa par les cheveux.

Son propre couteau se posa sur sa gorge, étranglant son cri de protestation et de peur.

— Non!

L’elfe qui la tenait bascula soudain en arrière et Kerian tomba avec lui.

Quand elle voulut se relever, on l’y aida sans ménagement et elle se retrouva face au visage barbu de Jeratt.

— Allez ! cria-t-il. Un cheval s’est emballé. Les draconiens vont le voir arriver !

Aller où ? Dépouiller les chevaliers de ce qui pourrait être utile... Jeter les armes dans la rivière... Mieux valait qu’elles rouillent au fond de l’eau plutôt que de finir entre les mains des chevaliers !

Kerian aperçut du coin de l’œil le cocher transpercé de deux flèches. Celles de Jeratt et d’Ander...

D’après l’angle de pénétration, ils avaient dû tirer en même temps.

Traînant les sacs jusqu’à la rivière, Jeratt et Ander immergèrent le chargement d’acier. Pendant ce temps, Kerian collecta les bottes des vaincus, leurs armes, leurs ceintures et leurs chemises.

Elle abandonna les dépouilles à l’ombre des saules.

Une fois qu’elle se fut suffisamment éloignée, elle ne lutta plus contre sa nausée.

— Vous avez abattu un des nôtres, dit Kerian, des heures plus tard. Alors que nous sommes supposés combattre les chevaliers et...

— ... Tous ceux qui tentent de nous tuer, coupa Jeratt. Or, cet elfe allait t’égorger...

— Il ignorait qui nous étions... (Kerian secoua la tête, encore sous le choc.) Vous auriez pu le blesser. Vous n’étiez pas forcés de le tuer.

— Nous n’avons pas eu le temps de finasser ! cracha Jeratt.

Le silence retomba.

Kerian était d’un côté du camp et les rebelles de l’autre. Ce soir-là, aucun lièvre ne rôtissait et nulle truite ne grillait sur une pierre. Jeratt mangeait le fromage et le pain que la femme de Felan leur avait donnés la veille. Il fit signe à Ander, qui tira de sa poche un parchemin.

Jeratt fit un autre signe, et Ander tendit le document à Kerian. Elle le saisit vivement avant que des étincelles ne le consument.

— Lis, ordonna le demi-elfe.

Elle obéit. Le message recommandait son porteur à l’« estimé seigneur Eamutt Thagol de Qualinost, frais émoulu du Monastère de l’Os », l’invitant à le récompenser comme il le méritait.

— Nous l’avons trouvé dans la poche du charretier, précisa Jeratt.

Kerian regarda fixement les lignes.

— De rien, ajouta le demi-elfe, pince-sans-rire.

— Oui, merci...

Ander se pencha vers les flammes.

— Il t’aurait tuée, Kerian. Il voulait ta peau !

— Je sais, j’étais là... (Kerian froissa le document.) Un collaborateur ! Un lâche à la solde des Chevaliers Noirs !

De rage, elle allait livrer le parchemin aux flammes, quand elle se ravisa et le défroissa sur sa cuisse.

— Quoi ? fit Jeratt.

Kerian secoua la tête et replia soigneusement la feuille.

— Rien. Prévenons Felan et Bayel. Une de leurs connaissances pourrait être un espion. Nos amis prennent plus de risques que nous le pensions.

— Nous n’avons jamais eu l’intention d’établir nos bases ici, rappela le demi-elfe.

Ils comptaient lancer plusieurs opérations de résistance dans cette partie du royaume, puis retourner à l’est en laissant Thagol avec des questions sans réponse. Ensuite, à partir de la Cascade de l’Éclair, ils reprendraient leur campagne contre les chevaliers.

Jeratt y était allé deux fois, pour parler à l’Ancienne, à Ayensha et à Bueren Rose.

— Oui, répondit Kerian, mais ils vivront toujours ici. Il s’agit de planter nos racines. Bottons le train à Thagol avant de partir. Qu’il sache que la rébellion couve !

Jeratt hocha la tête. À voir son expression, il se demandait qui était le chef, elle ou lui.

— Qu’avons-nous à manger ?

Le demi-elfe éclata de rire.

— Nous avions du pain et du fromage, dont il reste un croûton et une croûte. Il faudra t’endurcir, Kerian. (Du menton, il désigna Ander.) Toi aussi, mon gars. Vous verrez des choses terribles et vous vous salirez de plus en plus les mains. Alors, pourquoi combattre l’estomac dans les talons ?

Il était trop tard pour chasser ou pêcher. Kerian et Ander se couchèrent le ventre vide. À son réveil, au milieu de la nuit, la jeune elfe s’étonna d’avoir dormi. Les yeux écarquillés, Ander contemplait la voûte des arbres. Frissonnant, il tendit la main vers l’épée posée près de lui...

Ils avaient pris ces armes aux cadavres de leurs victimes.

Au matin, sans consulter Jeratt, Kerian demanda à Ander d’aller à la ferme de Felan, puis à celle de Bayel.

— Dis-leur qu’un collaborateur vivait parmi eux et qu’il peut y en avoir d’autres. Ils ont le choix : jeter l’éponge, continuer comme ça ou se joindre à nous.

Ander hocha la tête, impatient de remplir sa mission. L’air indéchiffrable, Jeratt étudiait ses compagnons.

— Ne reviens pas ici. (Kerian sortit sa chaîne en or de sous sa chemise et en retira le premier anneau du roi, qu’elle lui donna.) Avant de partir, parle à Jeratt.

« Il te dira comment gagner la Cascade de l’Éclair. Sois très prudent, car là-bas, les chevaliers me cherchaient – et ils me cherchent sans doute toujours. Toi aussi peut-être... En arrivant près de la cascade, tu seras arrêté par des hors-la-loi, comme nous. Réponds humblement à leurs questions, puis montre-leur l’anneau et demande à parler à l’Ancienne. Tu lui raconteras ce qui s’est passé ici.

Partagé entre l’excitation et la tristesse, Ander écouta attentivement, sans la quitter des yeux.

— Ajoute que Jeratt et moi arriverons avant l’hiver. Les choses changent dans le royaume...

— Entendu, Kerian. Promis.

— Ne reviens pas. Il est peu probable que tu sois suivi, mais pas question de courir le risque.

— Tu es stupide ! lança Jeratt quand le gamin fut parti. Envoyer ce petit si loin, tout seul, et l’investir d’une telle mission, c’est mal ! Il aura beaucoup de chance de ne pas se faire tuer avant d’atteindre la cascade. Au nom de tous les dieux disparus, tu es stupide !

— Ne m’insulte plus jamais ainsi !

Dans la forêt soudain silencieuse, le demi-elfe ne céda pas un pouce de terrain.

— Oh, tu crois ne pas être idiote ? Kerian, ce gamin est amoureux de toi ! Il ferait n’importe quoi pour te plaire... Un jour, ça pourrait coûter la vie à quelqu’un.

— Deviendrais-tu clairvoyant, comme l’Ancienne ?

— Et tu te demandes pourquoi je te trouve stupide ? (Jeratt rit de la voir se hérisser de nouveau et se frappa la poitrine.) Ma chère, j’ai quelques années de plus que toi ! Je n’ai jamais vécu dans un palais doré, mais dans la forêt, un endroit dangereux pour les idiots ! Sans avoir le don de double vue, je suis assez observateur.

Le feu les séparait, mais ils auraient pu être nez à nez.

— Tu as le droit d’avoir tes opinions, répondit Kerian. J’ignore si tu as raison pour Ander, et je ne peux pas changer son cœur, mais j’entends l’utiliser à bon escient. Il avertira les autres de nos projets, et ils se prépareront à notre retour. En outre, il sera loin de moi.

Radouci, Jeratt se détendit.

— Tu fais ce que tu peux, je te l’accorde. (Après une petite pause, il ajouta :) Ton plan n’est pas complètement stupide. Ça aussi je l’admets.

— Mais ?

— Tu aurais dû l’éloigner de toi depuis longtemps.