Le seigneur Thagol haussa un sourcil.
— Quatre ?
— Oui, seigneur. C’est le cœur du problème, au fond... Us planifient leurs coups de main, appellent aux armes et renvoient ensuite les guerriers dans leurs pénates. Ce soir, je sais où ils se trouvent, et ils y resteront une nuit ou deux... (Felan approcha de la table et posa l’index sur la carte.) Ici ! Il y a une clairière entourée de hauts pins. De l’extérieur, on ne devinerait jamais qu’elle existe. Pour la voir, il faut y entrer. En ce moment, c’est leur cachette. Naturellement, ils en changeront bientôt par mesure de prudence. Mais pour l’heure, ils sont là. Tous les quatre. Occupés à tirer des plans...
Les quatre chefs. Une fois décapitée, la créature insaisissable qui sévissait dans cette partie du royaume de Béryl mourrait...
Thagol sourit.
Felan entendit le feu siffler et craquer dans l’âtre. Il tourna les yeux vers le tavernier, qui refusa de croiser son regard.
— Comment avez-vous gagné leur confiance ?
— J’étais des leurs. Pendant un temps... Jusqu’à ce que je comprenne qu’ils avaient tort. Et me voilà.
Thagol tapota le parchemin.
— Ce document vous a ramené à la lumière...
— Je l’ai reçu d’un de vos chevaliers, mon seigneur. Quand je lui ai dit ce que je savais, il m’a conseillé d’aller vous trouver.
— Très sage de votre part à tous les deux... Ça ne vous ennuie pas si je vous questionne plus en profondeur ?
Felan ouvrit la bouche... La peur glacée qui l’avait saisi depuis qu’il était en présence du Chevalier du Crâne referma ses griffes sur son esprit... Et Thagol lut dans ses pensées comme dans un livre ouvert. Ses griffes psychiques plongèrent dans son cerveau sans défense, balayant tout sur leur passage.
Felan hurla à la mort.
Alléché, le draconien se retourna.
Le tavernier se servit un verre – il en avait bien besoin pour tenter de calmer ses nerfs. La bouteille et le verre s’entrechoquèrent violemment...
Felan s’étouffait dans son propre sang...
Il tomba face contre terre aux pieds du Chevalier du Crâne, le suppliant de l’épargner.
Tel un glacier, le froid surnaturel se retira de son esprit, et l’elfe resta prostré, du sang lui coulant de la bouche, du nez, des oreilles et des yeux.
Thagol étouffa un bâillement.
— Je ne l’ai pas sondé en profondeur, vous savez, lança-t-il au témoin de la scène. Il a dit vrai. C’était un renégat. Mais... (Il haussa les épaules.) Il avait l’esprit un peu faible.
Le tavernier traîna le cadavre dehors, le maudissant silencieusement de saloper son plancher avec ses traînées de sang... Tout haut, il se plaignit de devoir aller puiser de l’eau, afin de laver toute cette saleté.
Le garde draconien s’écarta en riant. L’elfe porta le corps de Felan de l’autre côté de la cour, derrière la remise qui abritait le puits. Des fromages y séchaient et les bouteilles de lait y étaient au frais. Puis il s’arma d’une pelle... Personne ne vint le déranger. Il passa le reste de la journée à creuser une tombe, assez loin de la source pour ne pas la contaminer. Puis il couvrit la terre fraîchement retournée de pierres.
La nuit, allongé sur son lit étroit, dans la plus mauvaise chambre de l’auberge, au-dessus de la cuisine, il entendit des sabots ferrés marteler la cour. Cinq ou six chevaliers festoyèrent avec les trésors de son garde-manger. Ensuite, leur seigneur se retira, un seul draconien montant la garde devant sa porte.
Ces viles créatures ne semblent jamais dormir..., pensa le tavernier, dégoûté.
Le Chevalier du Crâne non plus... Installé dans la meilleure chambre de La Croisée des Chemins, il rêva de sa rencontre avec Felan... Il n’avait rien trouvé dans son esprit qui contredise ses paroles. Pas la moindre exagération. Là était le problème.
La vérité de l’elfe avait été... trop vraie.
Kerian regardait les lucioles danser entre les troncs. Elle respirait à peine et ne mangeait rien. Jeratt lui flanqua un coup de coude. Quand elle leva les yeux, il lui désigna le fromage, le pain et les pommes – les dernières provisions apportées par Felan, dans la besace rebondie qu’ils aimaient voir à l’épaule du fermier... Il y avait de cela trois jours. Le lendemain, il s’était porté volontaire pour apporter le message à Thagol, à Acris. Et personne ne pensait le revoir au camp. Mais Bayel, ou un autre, aurait dû pouvoir transmettre qu’il était rentré sain et sauf chez lui...
Or, la femme de Felan n’avait pas eu de nouvelles.
— Mange, dit Jeratt. Jeûner à la veille d’un combat est une mauvaise habitude.
Kerian hocha la tête, sans toucher à la nourriture. Elle aimait se battre l’estomac vide. La faim lui conférait plus de vivacité et de... tranchant.
Les Ombres de la Nuit affluaient dans la clairière. Fermiers ou chasseurs, ils se déplaçaient sans bruit – au point de pouvoir surprendre une biche en train de s’abreuver. Nul ne connaissait mieux les lieux que ces jeunes gens des vallées. Personne n’était plus décidé qu’eux à combattre l’oppresseur. Ils haïssaient Thagol, ses chevaliers et les draconiens. Ici, loin de la capitale et des déchirantes « raisons d’État », ils désiraient une seule chose : éliminer ceux qui prétendaient les spolier du fruit de leur labeur et les priver de leur dignité !
— Kerian..., dit Jeratt. (Elle leva les yeux et sut qu’il connaissait ses pensées.) Il était volontaire.
Kerian hocha la tête.
— Felan a participé à l’élaboration de la stratégie.
— Je sais.
— Tu ne l’as pas envoyé à sa mort... Tu sais pourquoi il a insisté.
La femme de Felan était enceinte. Il avait toujours été un rebelle enthousiaste, heureux de servir leur cause. Mais apprendre qu’il allait être père l’avait enflammé. Il ne s’agissait plus du royaume, ou de la soif de vengeance... Felan avait juste voulu un monde meilleur pour son enfant.
— Je veux que mon enfant puisse fouler librement ces terres, comme je l’ai fait. Que la forêt et ses richesses lui appartiennent. La ferme que je lui léguerai les nourrira, ses enfants et lui. Je veux qu’il sache qui il est... un elfe libre – pas l’esclave d’une femelle dragon tyrannique ! J’irai défier le Chevalier du Crâne dans sa tanière, s’il le faut!
Les Ombres continuaient d’arriver. Personne ne parla et nul ne se salua. Bientôt, treize rebelles se dressèrent dans la clairière. Bayel passait parmi eux, serrant la main des uns, flanquant des claques amicales dans le dos des autres... Kerian le vit se pencher pour écouter ce qu’une jeune elfe avait à lui dire. Il hocha la tête, puis s’assit près du feu et accepta la miche de pain que lui tendait Jeratt.
— Il est mort... Wael de La Croisée des Chemins l’a vu agoniser.
— Comment ? demanda Kerian, le cœur pris dans un étau.
— Le Chevalier du Crâne l’a tué. (Bayel détourna le regard un instant.) Mais Felan a délivré le message. D’après Wael, notre ennemi a gobé l’appât en souriant.
— Comment ? répéta Kerian, froide et dure.
Bayel secoua tristement la tête.
— En sondant son esprit, pour voir s’il mentait... Felan a tenu bon, ne trahissant rien de nos intentions à ce salaud...
Et ça lui avait coûté la vie.
D’autres guerriers arrivèrent. Ils étaient maintenant vingt-huit.
— Combien de chevaliers sont en route ? demanda distraitement Kerian.
— D’après Wael, le détachement de La Croisée des Chemins... Soit six. Plus un ou deux draconiens, et Thagol en personne, s’il pense pouvoir nous décapiter facilement.