Peut-être... Kerian n’y comptait pas trop, mais elle l’avait envisagé. Quel plaisir que de prendre Thagol au piège !
Elle resta silencieuse. Le sacrifice de Felan l’attristait. Bientôt, trente-cinq guerriers seraient réunis dans la clairière.
— Bayel, penses-tu que le Chevalier du Crâne ne soupçonne vraiment rien ?
— Kerian, tu connaissais Felan. C’était un cœur vaillant. Il a tenu bon sous la torture, pour nous, son enfant à naître et le royaume... Six chevaliers, plus deux draconiens. Ils attaqueront avant l’aube. Ils se voient déjà rapporter quatre têtes à la Croisée des Chemins et continuer ce qu’ils ont commencé dans la capitale... Histoire que tout le monde sache qu’il est inutile de leur résister.
Kerian leva les yeux vers le ciel étoilé. Au pied des arbres, l’obscurité régnait. Cette nuit, la forêt serait mortellement sombre...
L’elfe sauvage sentit Jeratt et Bayel se rapprocher. Les yeux de Bayel luisaient à la lueur des flammes. Jeratt, lui, était indéchiffrable.
— Felan est mort. Quelque chose a changé. Je le sens.
Bayel fronça les sourcils. Jeratt hocha la tête, comprenant ce qu’elle voulait dire.
— Tu flaires le danger, tu écoutes ton instinct et ensuite, tu t’interroges sur les causes...
Lui décochant un clin d’œil, il lui flanqua une claque sur le genou.
— Thagol enverra davantage que six hommes contre nous, dit Kerian.
Elle désigna leurs plans, tracés dans la poussière.
— Cette nuit, nous avons prévu deux offensives : une ici, là où Thagol et ses hommes se jetteront tête baissée dans notre piège, et une là, où Jeratt et Bayel attaqueront le convoi. (Du pied, elle effaça les traces.) Que ce salaud y vienne donc ! Avec autant d’hommes qu’il veut ! Il trouvera une clairière désertée...
— Que comptes-tu faire, Kerian ? demanda Jeratt.
Elle lui répondit.
Il l’avertit qu’elle ne pourrait plus rester dans la région.
— Nous n’avons jamais eu l’intention de nous enraciner. Ander et les autres nous attendent.
Jeratt eut un sourire approbateur.
Trouvant l’idée excellente, Bayel hocha la tête.
Les autres guerriers vérifiaient leurs armes.
— Il est l’heure, dit Kerian. Jeratt, à toi de jouer. Bayel, tes gars et toi venez avec moi. Nous nous retrouverons ici, quand tout sera fini... Des questions ?
Personne n’en avait.
— Alors, allons-y. En mémoire de Felan !
La forêt appartenait à Kerian et aux Ombres de la Nuit qui en connaissaient chaque piste et chaque ruisseau...
Cette nuit-là, le visage noirci à la suie, les guerriers vêtus de cuir comme des chasseurs et lestés de leurs armes de prédilection traversèrent les bois familiers à pas de loup, évoquant quelque vision onirique enveloppée de silence...
Jeratt envoya cinq de ses elfes à l’est, et autant à l’ouest. Sept gagnèrent le sud avec lui, sans que les neuf chevaliers qui venaient du nord ne soupçonnent un instant leur présence... Tels des loups, les elfes restèrent sous le vent, évitant que les chevaux ne captent leur odeur.
Visière levée, les chevaliers portaient une simple cotte de mailles, sans armure, pour ne pas faire de bruit. Le sentier devenant accidenté, ils mirent pied à terre et guidèrent leurs destriers par la bride en leur couvrant les naseaux. Grâce des bandes de cuir glissées aux bons endroits, les mors et les brides ne produisaient pas de cliquetis.
Jeratt nota qu’il y avait seulement des humains – les draconiens étaient trop bruyants.
Les chevaliers se rapprochant, Jeratt reconnut celui de tête à la pâleur de son visage et à ses yeux morts...
La colonne ennemie continua son chemin.
Jeratt se tourna vers le sud... le village où Thagol avait pris ses quartiers. Grâce à ses ascendances elfiques, il discernait les contours des créatures tapies dans le noir, les lueurs rougeâtres fluctuantes trahissant la chaleur de leurs corps. Leurs forces vitales...
Dans la pénombre sylvestre, Jeratt sourit de satisfaction en décelant Kerian et ses guerriers, en train de progresser vers le croisement. Puis il vit que la moitié bifurquait vers l’ouest...
Les humains seraient pris à revers.
— Brave fille...
Un de ses guerriers leva les yeux. Il secoua la tête, et tous s’immobilisèrent, si silencieux que le cri d’un engoulevent surprit Jeratt.
Du camp montèrent des cris... Des bordées de jurons couvrirent la fuite éperdue des créatures sauvages.
Un cliquetis d’acier, et un hurlement trop puissant pour une gorge humaine...
Un cheval de moins !
Les elfes embusqués aperçurent des silhouettes rougeoyantes...
La forêt retentit des hurlements de rage des humains et des cris de guerre des Ombres de la Nuit.
Les chevaliers de Thagol fuirent à pied. Un seul avait gardé son destrier.
Jeratt vit ses elfes faire mine de battre également en retraite, bondissant par-dessus les ruisseaux, les arbres abattus et les rochers... et attirant leurs ennemis sur un terrain dangereux. Les chevaliers crurent être lancés à la poursuite des rebelles qui leur avaient tendu une embuscade. Aiguillonnés par les jurons de Thagol, ils passèrent devant Jeratt et ses guerriers embusqués...
Quand le Chevalier du Crâne arriva à sa hauteur, le demi-elfe lança le cri de l’engoulevent.
Hurlant comme des spectres, ses guerriers jaillirent devant les « poursuivants ». Les elfes « en déroute » firent volte-face et encerclèrent les humains avec l’efficacité d’un nœud coulant qui se resserre...
Trois moururent sans résistance.
Le quatrième expira à l’issue d’un bref échange.
Le cinquième, Thagol, tourna bride et détala.
Kerian vit ses guerriers se mettre en place. Elle chercha des yeux Bayel, qui contournait la taverne. À pas de loup, il vint s’accroupir près d’elle, à l’orée du bois.
— Ils sont sept, murmura-t-il. Le tavernier, deux chevaliers et quatre draconiens...
— Nous sommes prêts. Le tavernier, n’oublie pas...
Les yeux rivés sur La Croisée des Chemins, il répondit :
— Tout sera fait selon tes désirs, Kerian.
Une ombre grotesque passa devant la fenêtre. Un draconien, d’après la forme... La porte de la taverne s’ouvrit, et deux hommes-lézards sortirent dans la nuit. D’où elle était, Kerian capta leur puanteur reptilienne et leur haleine acide...
La lumière argentée des étoiles se reflétait sur les harnais des draconiens.
— Je l’ai fauché à l’elfe ! grogna un des monstres en brandissant un splendide couteau. Juste avant que sa tête n’explose...
Bayel broncha. Kerian lui agrippa le bras.
— Non ? lança l’autre. Elle n’a pas vraiment explosé, tout de même ? Il n’y avait pas d’os et de cervelle partout ?
— C’est tout comme. Il pissait le sang par tous les orifices – la bouche, les oreilles, les yeux... Notre seigneur a une technique bien à lui !
Les monstres admirèrent la lame... Fallait-il la remettre au seigneur Thagol ? Ils convinrent que c’était inutile. Après tout, il ne l’avait pas réclamée.
Kerian les regarda se diriger vers la route. Thagol avait détalé avec la majorité de ses chevaliers. Ce salopard laissait son quartier général sans surveillance !
Les draconiens prirent leurs postes, l’un sur la route nord-sud, l’autre sur le tronçon est-ouest.
Kerian fit signe à Bayel. Le cri d’une chouette déchira le silence... Un draconien leva la tête, s’attendant à voir le rapace surgir du couvert des arbres avec un lapin dans ses serres.
Il se tourna vers son compagnon.
— Pas de chance. Je suppose...
Quatre flèches sifflèrent dans les airs. Le draconien tomba... et se liquéfia.
Quatre autres projectiles volèrent. Deux manquèrent leur cible. La troisième ricocha sur la peau écailleuse du second draconien et finit dans la mare d’acide.