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Ces dernières années, il avait nommé dans des provinces de l’Est deux gouverneurs, qui guettaient l’occasion de lui prouver leur loyauté. Il avait accordé certaines faveurs à des seigneurs et à des dames, qui lui en étaient redevables.

Aujourd’hui, il espérait amener le jeune seigneur Crinière-Feu à la position que sa défunte mère avait occupée. Rashas comptait nommer un gouverneur n’ayant aucun lien avec la famille royale... Chez les elfes, de telles positions n’étaient pas héréditaires. Mais au besoin, Gilthas rappellerait – à juste titre – que Crinière-Feu, respecté par la population, était en outre le seul candidat fortuné à ce poste... Bien sûr, le Thalas-Enthia pouvait décider de financer un autre candidat. Mais Gilthas en doutait, la cupidité de Béryl coûtant déjà bien assez cher au Qualinesti.

Gilthas jouait un jeu dangereux. Il feignait de danser sur l’air du Sénat – lui-même à la botte du rusé Rashas – , tout en aidant sa mère, dans l’ombre, à lutter contre le joug des Chevaliers Noirs.

Dans le couloir, la voix de Planchet parvint aux oreilles du roi. La reine-mère ne prendrait pas le petit déjeuner avec son fils...

Kerian regarda son amant.

— Mère a reçu des nouvelles, la nuit dernière...

La jeune elfe levant un sourcil interrogateur, Gilthas eut un sourire en coin.

— Une missive, délivrée alors que tu dormais, mon amour. Laurana n’assistera pas à la procession ni à la séance du Sénat.

— Le traité ?

Gilthas hocha la tête. Cette affaire concernait peut-être l’Abanasinie, les Peuples des Plaines, ou Thorbardin – signe que le haut roi et les chefs nains envisageaient de s’allier aux elfes...

Comment savoir, avec les nains ? Au fil des siècles, ils avaient parfois été les amis des elfes, comme en témoignait la reconstruction de Pax Tharkas. Ils respectaient Laurana, qui avait joué un rôle prépondérant dans la Guerre de la Lance, mais ils refusaient de quitter leur montagne. À l’époque de la Guerre du Chaos, une guerre civile les avait divisés. Mais du bon vouloir de ces alliés d’antan dépendrait le pacte susceptible de libérer les elfes.

Dans le couloir, des serviteurs murmurèrent. L’un d’eux posa sur une console en ivoire le plateau lesté du petit déjeuner du roi pendant que d’autres préparaient ses atours.

— Il est temps que je m’en aille, souffla Kerian.

À l’aube d’un jour cher aux Qualinestis, le royaume célébrerait le changement de saison en faisant comme si les Chevaliers Noirs n’existaient pas. Qualinost était entre les mains de l’ennemi, mais on y vivait mieux que dans bien d’autres royaumes draconiques. Le dragon bleu Khellendros affamait son peuple, et la rouge Malystrix tirait des larmes de sang au sien.

Ici, en échange de tributs, les elfes gardaient un semblant de liberté.

Kerian effleura d’un baiser les lèvres de son amant et le sentit sourire tristement.

— Va. Mais reviens ce soir.

Elle promit, l’embrassant de nouveau.

Il la retint un instant encore.

Dans la capitale, les elfes s’étaient vêtus aux couleurs de l’automne : des chausses brun noisette, des chemises rouge pomme, jaune érable, ou bordeaux comme le feuillage des cornouillers, des tuniques et des robes d’un bleu rappelant certaines fleurs des champs ou d’un pourpre évoquant des baies...

Leurs chevelures luxuriantes s’ornaient de rubans assortis en soie, en satin ou en lin.

Tous, sans distinction d’âge, de sexe ou de rang, flânaient gaiement dans les rues, se pressant autour des carrioles de pommes et des charrettes des fermiers venus écouler le meilleur de leurs récoltes. À la foire aux chevaux, très renommée, on assistait à la vente aux enchères des bêtes de trait, des palefrois ou des poneys.

Les chiens gambadaient dans les jardins. Les enfants turbulents portaient des bracelets de clochettes argentées aux poignets et aux chevilles. Il y avait des flûtistes et des bardes à chaque coin de rue. Assises sous les tonnelles en fleur, les jeunes elfes écoutaient les ménestrels chanter la passion, le chagrin d’amour et l’espérance. Ces chants faisaient monter les larmes aux yeux des jouvencelles et sourire les passants.

Le roi parcourait sa capitale en liesse dans une litière tendue de soie verte que portaient quatre beaux elfes. Rejetons des branches mineures de la dynastie royale, cet honneur leur revenait de droit.

Le Thalas-Enthia au complet chevauchait aux côtés de Gilthas. Les grands seigneurs et les gentes dames de Qualinost avaient sorti pour l’occasion leurs plus beaux bijoux et leurs soieries fines. Des fanions ornaient les selles et des rubans la crinière et la queue des fringantes montures.

Un seul elfe précédait le roi : Rashas. Resplendissant dans sa toge violette à ceinture rose, le sénateur, couvert de rubis et d’améthystes, arborait une couronne de feuilles d’or extraordinairement fines.

Paupières mi-closes, Gilthas était gêné par les reflets que lui renvoyaient les exquises feuilles d’or... Regrettant d’avoir offert cette couronne au sénateur à l’occasion de la Nuit d’Hiver, il soupira à pierre fendre. L’attention de dame Evantha, de la Maison Cléric, en fut aussitôt attirée.

— Le parcours est long, cette année, dit-il, feignant de cacher un bâillement derrière sa main ornée de bagues.

Loin d’être assommé d’ennui, le roi se sentait au contraire nerveux. Il aurait tant aimé enfourcher un cheval aussi majestueux que le bai de Rashas !

La capitale brillait de tous ses feux.

Parmi les exclamations du bon peuple, Gilthas eut l’oreille attirée par un accent rustique. Sans doute un fermier venu de sa province, déterminé à participer dignement au festival... Après le marché aux chevaux, il avait sûrement offert une robe à sa femme dans la rue des Tailleurs, et un jouet à sa fille dans la ruelle des Merveilles. L’hiver venu, la petite famille reparlerait encore de cette semaine de liesse...

Gilthas écarta les tentures de sa litière et avisa un jeune elfe, la main sur l’épaule d’une fillette intriguée...

Son père la hissa sur ses épaules pour qu’elle voie mieux.

— Le roi ! cria l’enfant ravie en agitant la main. (Les clochettes de son bracelet tintèrent gaiement.) Joyeuse Moisson !

Les festivaliers sourirent. Son père leva l’enfant à bout de bras, lui arrachant des petits cris de ravissement.

Près de Gilthas, Evantha exprima, dédaigneuse, son opinion sur les provinciaux.

— Ils sont aussi incultes que nos serviteurs kagonestis. Pire, à vivre trop près de la forêt, ils en oublient les bonnes manières. Alors que...

Evantha hocha la tête, approuvant sa propre conclusion avant de l’avoir formulée. Le soleil se reflétait sur ses boucles d’oreilles en or et la brise soulevait les voiles rouge orangé de sa jupe.

— Alors que nos serviteurs ont acquis... Comment dire ?... Sinon une certaine grâce, au moins du raffinement. N’est-ce pas votre avis, Majesté ?

Gilthas hocha distraitement la tête. Il vit le fermier et sa fille se perdre dans la foule. La capitale devait leur sembler fabuleuse ! Comme l’émerveillement et la spontanéité de l’enfant étaient doux à son cœur...

Joyeuse Moisson !

La bénédiction enfantine qui résonnait encore à ses oreilles le réchauffa autant que du vin mousseux tandis que les chefs des Maisons du Qualinesti escortaient leur roi. La procession longea la Tour du Soleil et des Étoiles, les maisons des humbles et des riches. Certaines étaient construites parmi les arbres, à l’ancienne mode. D’autres s’accrochaient à flanc de falaise.

Gilthas fit halte au manoir des Lunes, qui comptait les jardins les plus calmes de la cité. Aucun célébrant n’y dansait, riait ou chantait. Au « manoir » – une tour de marbre – vivaient les prêtres de dieux disparus. Jadis – Gil s’en souvenait –, il y avait eu trois lunes dans le ciel de Krynn : la blanche Solinari, la rouge Lunitari et la noire Nuitari. En ce temps-là, les dieux arpentaient le monde et inspiraient la magie.