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— Mes lièvres..., marmonna Jeratt, amer.

— Ne t’inquiète pas, souffla Kerian.

Les dix hors-la-loi s’étaient cachés autour de la propriété, prêts à entrer en action. Kerian leur avait rapidement exposé son plan, qui tenait en trois mots : massacrer les chevaliers.

Aucun d’eux ne devrait en réchapper.

— Ils partiront à l’aube, dit Jeratt, et prendront sûrement la route du sud pour rallier celle de Qualinost et la taverne du Bourreau.

— D’après Bayel, il logerait au Pré Vert.

La lune solitaire se coucha et la nuit céda la place à la grisaille de l’aurore. Le premier, le demi-elfe vit des silhouettes sombres se découper dans l’embrasure de la fenêtre, près de la porte.

Les chevaux s’ébrouèrent.

— Prêt ? souffla-t-il.

Kerian toucha sa chaîne en or et l’anneau – de nouveau entier – que Gilthas lui avait donné.

— Pratiquement..., murmura-t-elle à l’oreille de Jeratt. Surveillons les routes du nord et du sud. Un seul signal : le mouvement des chevaliers. Tu sais ce que tu as à faire.

Ils se séparèrent. Kerian avait six elfes sous son commandement.

— Les humains quittent la ferme ! annonça Ander.

Dans la cour, Kerian vit quatre chevaliers, aux contours vaguement rougeâtres. Ses yeux d’elfe distinguaient leur corps de chair et d’os, mais aussi la chaleur de leur sang, le halo scintillant que dégageaient leurs forces vitales...

Tels des fantômes écarlates, ils entouraient Felyce.

— Elle est saine et sauve, soupira Ander.

Kerian le fit taire. Par-dessus les premiers gazouillis des oiseaux, les murmures du ruisseau et les soupirs du vent, elle entendit des éclats de voix humaines. Un chevalier lança à la fermière une pièce qui accrocha le premier rayon de soleil en roulant à ses pieds.

Puis les hommes enfourchèrent leurs chevaux, les talonnèrent et partirent au galop vers le sud. Ils retournaient donc au Pré Vert faire leur rapport au Bourreau...

— Attends, Ander, dit Kerian. Nous les suivrons bientôt.

Dans la forêt, Jeratt et ses six guerriers, défenseurs d’une cause presque oubliée, se fondirent dans l’obscurité des bois et gagnèrent par des chemins détournés la route de Qualinost.

Souriant, Kerian souffla :

— Maintenant, Ander !

Quatre chevaliers caracolaient dans la forêt. L’un se déclara content de voir le soleil rosir le ciel et disperser les ombres. Un autre regarda le jour parer d’argent le ruisseau qu’ils suivaient. Garants des lois de Béryl, et bras armés d’un Chevalier du Crâne, ils plastronnaient tels de véritables seigneurs des bois. Et ils venaient de passer la nuit à vider la cave de la veuve...

Dans les pins, un geai lança un long trille. Un autre lui répondit.

Deux chevaliers se retournèrent et ne repérèrent rien, à part la brume matinale qui montait des bas-côtés. Leurs compagnons s’attendirent à voir la forêt miroiter... Mais tout semblait paisible et normal.

Un cheval renâcla. Son maître referma les doigts sur le pommeau de son épée. La tension monta.

Les hommes comprirent que quelque chose clochait terriblement.

Pourquoi entendaient-ils uniquement des geais chanter, et aucun autre oiseau ?

La première flèche siffla aux oreilles du chevalier qu’elle dépassa et frappa son compagnon, lui crevant l’œil.

Kerian courut devant ses elfes.

— Les chevaux ! cria-t-elle. Commencez par abattre ces maudits chevaux !

Bruyère aux cheveux de feu bondit pour s’emparer de l’épée d’un chevalier mort et éventra le destrier d’un autre, qui s’apprêtait à la piétiner. Faisant volte-face, l’elfe ouvrit la cuisse de l’homme.

Le sang gicla.

Deux chevaux de plus s’écroulèrent avec des hennissements de détresse. L’odeur âcre du sang versé plana. Coincé sous sa monture, un chevalier gémit, à l’article de la mort.

Kerian cria en elfique, une langue que les humains ne comprenaient pas. Deux hors-la-loi ululèrent.

Et les elfes s’éclipsèrent.

Épée au poing, les deux chevaliers survivants se tinrent dos à dos. Leur respiration haletante troublait le silence soudain...

... Un silence de mort.

— Tu vois quelque chose ? murmura l’un d’eux.

Son compagnon secoua la tête.

Dans l’obscurité, sous les pins, Kerian inspira tout bas. Près d’elle, Ander était prêt à tirer. Elle sentit trembler les muscles de son épaule, qui touchait la sienne.

Le vent changea.

— Attends..., chuchota Kerian.

Ses hors-la-loi semblaient s’être transformés en pierre.

Les deux chevaliers s’éloignèrent d’un pas, se consultant à voix basse. Faute d’ennemi sur qui se venger, ils durent repartir. Leurs lames brillaient au jour naissant. Des lames vierges de sang elfique...

C’était là leur disgrâce.

Kerian fit signe à ses guerriers : laissez-les partir.

Ils obéirent à contrecœur. Les chevaliers disparurent vers le sud... Et revinrent bientôt sous forme de cadavres...

Les elfes de Jeratt et de Kerian réunis les délestèrent de leurs armes, sans toucher aux effets personnels. Que les maudits chevaliers gardent donc leurs bagues et leurs talismans à six pieds sous terre !

Kerian ordonna une chose, que seul Jeratt comprit.

Il emmena Pré et Bruyère, et ils rentrèrent au camp à l’aube.

— C’est fait ? demanda Kerian.

Jeratt hocha la tête.

Elle l’invita à se joindre à elle pour le petit déjeuner.

Devant le Pré Vert, quatre casques vides étaient perchés sur des bâtons, macabre parodie de la sentence qui souillait le pont est de Qualinost...

La première chose que vit Chance le Bourreau en sortant...

Furieux, il ordonna à ses hommes de sauter en selle pour remonter la piste, et retrouva ses quatre chevaliers dans la clairière. Les flèches n’étaient pas empennées de blanc... Il ne pouvait donc s’agir de Kagonestis.

Chevaux abattus, cadavres détroussés...

Un frisson prémonitoire courut le long de la colonne vertébrale de Chance le Bourreau...

Le genre de frisson qui avertit un homme de sa chute imminente.

XVI

La semaine suivante, le temps s’améliora. Les oiseaux oublièrent leurs chants lugubres pour entonner des airs plus légers. Peu à peu, le printemps pointait son nez.

Kerian repensa à son frère. Depuis longtemps, elle n’avait plus de nouvelle d’Ayensha, de Bueren Rose et de Dar. Or, les choses changeaient, et elle avait une requête à lui soumettre.

— Jeratt, je dois partir quelque temps, annonça-t-elle.

Si l’elfe conserva son air impassible coutumier, elle le connaissait assez pour dire qu’il était surpris.

— Je dois revoir le roi... Ta pensée, Jeratt ? Livre-la-moi.

— Reviendras-tu ?

— Oui.

— Alors, inutile que tu entendes mon opinion sur la question.

Sous le ciel gris, même les feux de camp semblaient pâles. L’Ancienne dormait près du plus grand. Kerian la regarda. Une vision lui traversa l’esprit : une bête difforme courant ventre à terre... Son cœur bondit dans sa poitrine, comme à la veille d’une bataille.

Des éclats de voix la ramenèrent à la réalité. Deux chasseurs étaient de retour, l’un portant une carcasse de biche en travers des épaules, l’autre avec des lièvres et des cailles à la ceinture.

Bruyère releva la sentinelle.

— Mes salutations au roi, ajouta Jeratt, pince-sans-rire.

Kerian sourit, mais la vision de la bête, surgie de nulle part, ne la quittait pas.

— Je te reverrai dans deux semaines. Ici même.