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S’il la vit venir, il n’en laissa rien paraître. Malgré la proximité de loups, il n’avait aucune arme sur lui, pas même un couteau.

Iydahar plongea les mains dans les cendres, se releva puis se retourna lentement et vint à la rencontre de sa sœur...

Alarmée, Kerian réprima une envie folle de tirer son couteau...

— Petite sœur, tu nous rends visite ? Trop tard. Les hommes t’ont précédée avec leurs torches et leurs épées. Nous nous sommes défendus, mais...

Douze chevaliers équipés d’épées et de masses d’arme, protégés par leurs armures et leurs destriers aux sabots ferrés... Les bêtes avaient piétiné à mort les elfes les plus faibles, tandis que leurs maîtres décochaient des volées de flèches...

Dar désigna les ruines fumantes du campement d’hiver de la tribu.

— Je reste seul.

Kerian devint livide.

Ayensha ! Oh, dieux... Bueren Rose !

— Pardon... Ma femme, Bueren Rose et quelques autres ont survécu. Ils sont partis rejoindre tes hors-la-loi.

Dar lui serra douloureusement le poignet sans qu’elle cherche à se dégager. Puis il se pencha. Fascinée, elle le regarda enfoncer ses doigts dans les cendres, tel un peintre et sa palette... Se redressant, il lui dessina des motifs sur le visage.

— Te souviens-tu, Kerianseray ? Ou as-tu oublié de quelle façon les elfes sauvages pleuraient leurs morts ? Te rappelles-tu comment peindre le deuil sur ton visage ?

Il lui noircit le front, passa à ses tempes, et fit courir un pouce couvert de suie sur son nez, tout en lui barbouillant le menton avec la partie charnue de la paume. Un sourire terrible découvrant ses dents blanches, il lui peignit aussi les joues.

Alors, il brandit les poings vers le ciel.

— Ils sont morts ! cria-t-il à sa sœur, à la forêt, au ciel vers qui tous s’étaient tournés pour supplier les dieux... Les enfants ! Les mères ! Les pères !

Ses forces l’abandonnant, Dar chancela... Kerian le rattrapa avant que ses genoux ne se dérobent. S’il l’entraîna dans sa chute, elle réussit à l’amortir.

Oui, elle se rappelait comment les siens honoraient leurs morts... Dar pleura ceux qu’il avait connus, et Kerian ceux qu’elle ne connaîtrait jamais.

La nuit tombant, ils parlèrent à cœur ouvert... Iydahar de sa révolte et Kerian de sa mission.

Il répéta combien il haïssait les chevaliers et en quel souverain mépris il tenait le fils de Laurana...

— Ce morveux a vendu son trône ! Et pour quoi ? Un an ou deux à jouer les rois de pacotille ?

La colère réchauffa les joues glacées de Kerian.

— Ne parle pas ainsi de Gilthas, Dar ! Il est...

Le visage de son frère se ferma.

— Ah, Keri... Ton «secret» crève les yeux, ma pauvre ! Ainsi, tu réchauffes sans vergogne le lit de cet individu ? Cet insignifiant roitelet sans armée s’accroche décidément aux pires privilèges... Quel est ton statut, à ses yeux ? Comment te considère-t-il ? Aurait-il honte de toi?

Kerian le gifla. Tous deux se regardèrent, aussi surpris l’un que l’autre. Puis, le visage en feu, la jeune elfe bondit sur ses pieds.

La joue de Dar était marquée par l’empreinte de sa main.

Kerian, qui avait voulu lui parler de ses plans, constata qu’elle ne le pouvait pas. Comment lui demander de se joindre à une rébellion sous la bannière d’un monarque qu’il méprisait à ce point ?

— Que puis-je faire, Dar ?

— Je ne reste pas ici...

— Et Ayensha ?

— Elle croit avoir trouvé sa cause. Elle est avec son oncle et tes hors-la-loi.

Kerian regarda la terre brûlée, le bûcher, les loups aux aguets... Lentement, la nuit assombrissait le ciel.

La lune se leva.

Face au regard si distant de son frère, la « Tortue » ressentit un grand vide dans son cœur. En pensée, il était déjà à mille lieues d’elle.

— Où comptes-tu aller ?

— Loin.

— Ne va pas au sud, Dar. Il y a des draconiens. À l’ouest, ils tiennent toutes les routes.

Il ne la remercia pas pour ses conseils.

Elle se redressa et s’en fut, n’espérant plus le revoir un jour.

XVII

Les poings serrés, Kerian regardait ses guerriers. Trois étaient blessés, dont deux grièvement, et deux autres avaient péri. L’odeur du sang avait envahi l’air.

Bruyère était tombé... Kerian l’avait côtoyée deux ans seulement. Pourtant il lui semblait la connaître depuis des décennies... Avant chaque combat, Bruyère revêtait une magnifique cotte de mailles qu’un prince n’eût pas dédaignée.

Mais les plus belles cottes de mailles du monde ne protégeaient pas de tout.

La preuve...

Kerian étudia le chariot renversé. Deux hors-la-loi morts, trois blessés et un chevalier à l’agonie... Son camarade avait fui en direction de la route de Qualinost. Déjà, l’Ancienne entrait en transe pour semer à la ronde la confusion des sens. Encore quelques instants, et le fuyard serait perdu sur une route qu’il avait pourtant souvent empruntée...

Comme si on exerçait une forte pression sur l’arête de son nez, Kerian éprouvait une douleur lancinante entre les yeux... Elle s’avisa qu’elle serrait trop les mâchoires.

Au printemps, le retour des Ombres de la Nuit avait attiré Thagol vers l’est. Depuis, Kerian souffrait de migraines. Si certaines pouvaient aisément s’attribuer à la faim ou à la fatigue, d’autres n’avaient pas d’explication naturelle. Elles résultaient du contact de l’esprit d’un Chevalier du Crâne...

Sur les routes de la nuit, en rêve, Thagol traquait le chef des Ombres. Pour Kerian, les étranges migraines avaient commencé après un raid contre un avant-poste frontalier – une hideuse structure de roche et de bois construite entre la forêt et les gorges qui séparaient le Qualinesti des Terres de Pierre. Cinq chevaliers avaient péri au cours de l’attaque, puis quatre autres, chargés de relever la garde... Comme toujours, les rebelles avaient détroussé les cadavres et abandonné les dépouilles aux corbeaux.

Pour une fois, cette tactique visant à collecter des armes et à en priver l’ennemi, avait desservi Kerian.

Peu après, par une nuit sans lune, elle s’était réveillée en sueur, transie jusqu’aux os. Resserrant ses couvertures autour d’elle, Kerian avait levé les yeux au ciel, où les étoiles brillaient si fort qu’elle n’avait pu soutenir leur lueur... De l’autre côté du campement, à la lueur des braises qui couvaient, elle avait aperçu la chamane...

Elle s’était levée pour aller s’agenouiller près de l’Ancienne...

— Kerian du Qualinesti, il te pourchasse sur les routes de tes rêves... S’il t’attrape, nous serons tous perdus. Ton roi aussi.

— Comment est-ce possible ? Peux-tu m’aider ?

Par bonheur, l’Ancienne connaissait la magie idoine.

Ainsi protégée, Kerian souffrait néanmoins de ne plus rêver... Depuis leurs retrouvailles hivernales, elle avait revu Gilthas deux fois, au printemps, quand il l’avait avertie du retour de Thagol, et l’été, dans sa maison de chasse. Mais elle ne rêvait plus de lui, car elle portait l’héliotrope de l’Ancienne, qui la privait de ses songes...

Thagol ne baissait pas les bras. Faute de pouvoir traquer sa proie la nuit, il le faisait de jour, guidé par l’empreinte psychique qu’elle laissait sur les chevaliers morts de sa main... Et elle avait ces seules migraines comme avertissement.

Le soleil brillait dans un ciel limpide. Kerian se tourna vers un jeune Kagonesti nommé Touffe. Il devait ce sobriquet à une mèche de cheveux blancs, dans sa crinière noire, apparue la nuit où il avait appris le massacre du Vol de l’Aigle.

Il était un des rares survivants.

— Touffe, emmène Rale. Trouvez et tuez le chevalier.

Les yeux étincelant, le Kagonesti s’empressa d’obéir.