Bueren Rose apparut, portant de lourds seaux d’eau au bout d’une palanche. À l’étage, une pièce secrète aux murs aveugles était coincée entre deux chambres. De l’extérieur, rien ne laissait soupçonner son existence. Un argument de vente déterminant aux yeux de Kerian et de Bueren Rose...
Dans cette pièce, on pouvait échafauder des plans à son aise.
En outre, avait souligné Bueren Rose, la taverne ne se dressait pas à un carrefour. Ç’aurait été trop dangereux... Mais elle n’était pas loin de la frontière. Et les meilleures informations ne circulaient-elles pas grâce aux marchands et aux voleurs de tout poil ?
Kerian et Bueren Rose devenues propriétaires des Trois Cheminées, la taverne avait vite acquis une bonne réputation. On y mangeait bien, et les chambres étaient propres. Le tout pour un prix raisonnable. Et on y servait des boissons venant de tout Krynn...
— Keri !
Bueren Rose s’arrêta et manqua renverser de l’eau. Kerian bondit pour stabiliser la palanche.
— Navrée... Je ne voulais pas te faire peur.
Bueren secoua la tête, des mèches blond-roux s’échappant de son fichu.
— Je ne m’attendais pas à ta visite. Je pensais... (Son expression s’assombrit. D’un regard circulaire, elle s’assura qu’elles étaient seules.) Que se passe-t-il ? Le raid... ?
— Il n’y aura pas de raid.
— Mais...
— Plus tard. Il faut prévenir Releth. Il enverra ses garçons avertir les autres.
Les deux fermiers de la vallée, leurs progénitures, le fils du meunier, et... des dizaines d’autres... Citoyens d’un royaume pris en otage, ils répondaient à l’appel aux armes chaque fois qu’il fallait porter un coup aux chevaliers ou à Béryl. Ils devaient être prévenus de l’annulation de l’attaque. Le message circulerait de bouche en bouche, de ferme en ferme, sans précipitation, pour ne pas éveiller les soupçons.
— Il n’y aura pas de rassemblement demain soir, au moulin. (Kerian serra les poings.) Rhyl est un imbécile ! S’il n’avait pas attaqué le chariot... Thagol est de nouveau sur ma trace. Il saura très vite ce qui est arrivé, s’il n’est pas déjà au courant.
« Bon sang ! Il faudra laisser passer un convoi d’armes...
Bueren Rose posa ses seaux, retourna près du puits et appela le garçon à tout faire. Un orphelin... Sa mère n’avait pas passé l’hiver, et le chagrin avait précipité son père dans la tombe... Le gamin ignorait quel rôle Bueren Rose jouait au sein de la rébellion armée.
Le message qu’elle transmettrait à Releth ?
« Bueren Rose ne pourra pas se joindre à vous pour le dîner, demain soir. »
Le fermier comprendrait. Et il ferait suivre.
— Nous devons faire quelque chose au sujet de Rhyl, ajouta Kerian. Il est dangereusement stupide...
Telle la promesse d’un orage dans un ciel bleu, la douleur revint... Kerian serra l’amulette, éloignant le mal.
Bueren décrocha les seaux de la palanche qu’elle adossa au mur.
— Keri... Il s’est passé quelque chose...
Kerian la dévisagea sans mot dire. Elle ne demanda pas ce qui était arrivé. Ni de qui cela venait.
— Quand ?
Il y avait des clients dans la salle.
— La nuit dernière...
Kerian hocha la tête et souleva un seau. Elles entrèrent dans la cuisine, en bavardant comme de vieilles amies, au bénéfice d’éventuels observateurs.
Bueren Rose remplit une besace de nourriture et une outre de vin avant de raccompagner Kerian à la porte.
— Évite la route – on y voit beaucoup de chevaliers, ces temps-ci. Que dirai-je à Jeratt ?
Kerian étreignit son amie et lui souffla à l’oreille :
— De continuer comme prévu... (Elle souleva le sac, histoire de vérifier la position de ses armes.) Si je ne reviens pas très vite, tendez l’oreille.
À l’ombre du Chêne de Gilean, sur un lit de fougère et de mousse, Kerian était allongée dans les bras de son amant. Enlacés, on aurait pu croire que rien ne les séparait. Et pourtant...
Il l’avait priée d’accomplir une mission. Elle avait accepté.
Vibrant d’amour et de détermination, Gilthas, l’Orateur du Soleil, lui avait demandé de devenir sa femme.
— Sois ma reine, Kerian. La souveraine que mon peuple attend. L’épouse dont j’ai tant besoin...
Il avait tendrement posé un index sur les lèvres de Kerian, lui murmurant de prendre le temps d’y réfléchir, cette fois.
— J’ai trop longtemps été privé de toi, Kerianseray. Et je sais que l’inverse est vrai.
En somnolant, Kerian vit passer une chouette devant la lune.
Gilthas se pencha soudain pour l’embrasser. Quel bonheur de se retrouver ainsi, libre de s’aimer !
— Gil, j’ai fait des cauchemars...
Il la serra dans ses bras et elle posa la tête sur son épaule.
— J’ai rêvé que j’étais pourchassée par un loup gris difforme... Thagol... À travers les chevaliers que je tue, il me suit à la trace. Au début, mon amulette me protégeait, mais maintenant... Son pouvoir faiblit. Je ne peux plus vraiment compter sur elle. Je...
Elle écarta les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Le roi les lissa pour en chasser les feuilles et les brindilles.
Sous la caresse de la brise, Kerian frissonna. Gilthas s’assit et la drapa de sa chemise, puis de son manteau vert ourlé d’or. Soudain conscient d’avoir froid, il passa le reste de ses vêtements, reprit son manteau et lui mit sa propre chemise à la place. Enfin, il lui tendit les chausses en laine brune avec lesquelles elle était arrivée.
Le cri triomphant de la chouette retentit... Kerian vit la proie inerte dans ses serres : un écureuil.
— Bientôt, si le traité entre les elfes, les humains et les nains ne voit pas le jour, nous mourrons aussi dans les serres de Béryl...
Voilà pourquoi elle attaquait les convois, tuait les chevaliers et voyait ses amis mourir... Histoire de gagner du temps pendant que les nains délibéraient...
Maintenant, elle devait encore faire plus.
— Ce serait peut-être une bonne chose si tu disparaissais quelque temps, dit Gilthas. Laisse Thagol se perdre en conjectures. Et les cauchemars disparaître. Vis pour combattre, et...
— J’irai à Thorbardin pour toi, mon amour, mais comment savoir si Thagol ne m’y suivra pas ?
— Il y a un moyen, répondit Gilthas.
Il ouvrit sa sacoche et tira une bourse contenant une émeraude taillée en forme de feuille.
— Nayla et Haugh voyageaient grâce à cette magie quand ma mère les envoyait hors du royaume. À l’instar de ton talisman, cette relique n’est plus aussi fiable qu’avant, mais on m’a assuré que si tu te concentrais sur ta destination, tu y arriverais sans peine.
Kerian souleva le pendentif.
— Comment ça fonctionne ?
Gil lui mit le collier. Puis il passa de nouveau les doigts dans ses longues mèches et nicha l’émeraude ensorcelée entre ses seins.
— C’est une affaire de concentration. Focalise-toi sur l’endroit où tu désires aller. Peu importe que tu n’aies jamais vu Thorbardin – tu sais que ce lieu existe. C’est à cette pensée que tu dois te cramponner.
Kerian souligna qu’il valait peut-être mieux ne pas surgir du néant devant le roi alors qu’il prenait son bain...
Gil sourit. Il laissa couler les cheveux de miel entre ses doigts, et elle se rapprocha pour l’embrasser.
— Mon amour. Tu m’as posé une autre question...
Il lui posa un index sur les lèvres.
— Chut, souffla-t-il, son haleine caressant sa joue. Elle voulait refuser sa proposition de mariage. Elle était une simple servante... Si Gilthas l’épousait, Rashas profiterait de l’indignation du royaume pour lui ravir son trône.
Je ne peux pas t’épouser. Tu sais que ce serait une erreur...
Elle leva l’émeraude entre ses mains. La pierre lui picota les paumes.