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— Se concentrer ?

— Oui, répondit le roi d’une voix douce. Garde à l’esprit l’endroit où tu veux aller.

Kerian inspira, et, paupières baissées, serra l’émeraude... Elle entendit le sifflement d’une grive, le murmure du vent, et sentit la caresse du soleil sur sa peau... Elle pensa à Thorbardin, la fameuse cité qu’elle n’avait jamais vue, aux légendes, à l’histoire de Tarn Beuglegranit, le haut roi des Huit Clans...

Soudain, tous ses sens aiguisés, elle sentit le bosquet de chênes disparaître tout autour d’elle.

— Thorbardin, dit Gil. Thorbardin, Kerian...

— Gil ! cria-t-elle alors qu’un ouragan éclatait dans la forêt, comme tombé du ciel. Gil !

La réponse du roi se perdit dans la tourmente.

Du cœur de l’orage surnaturel monta une voix désincarnée, porteuse des pires malédictions.

XVIII

— Vous savez, il y a toutes sortes de malédictions, dit le nain. Celui qui refuse d’y croire est stupide.

Kerian se retrouva à genoux, l’écho de la magie rugissant à ses oreilles... Elle avait l’impression d’avoir été catapultée à travers les monts Kharolis.

Elle était dans une taverne, respirant des relents de bière, d’alcool, de fumée et de transpiration... Elle fut néanmoins soulagée d’entendre parler dans la langue de Thorbardin.

C’est bon signe...

Elle essaya en vain de se lever.

L’orateur continua sur sa lancée. Ses camarades, une dizaine, étaient accoudés au comptoir. La salle étant vide, la taverne venait sans doute d’ouvrir.

Les habitués s’étaient installés au comptoir.

— Il y a les grandes et les petites malédictions, assura l’expert en envoûtement. Exemple : la malédiction lancée par ta belle-mère, et celle du dieu du hasard.

— Je me demande laquelle est la pire, fit un vieux nain, soulevant des rires bon enfant.

Un de ses congénères jura qu’il le savait.

Nauséeuse, Kerian avait un goût métallique à la bouche. Une odeur de laine détrempée de sueur lui piqua les narines... Elle gémit tout bas, mais personne ne s’aperçut de sa présence.

Au nom de tous les dieux, où suis-je ?

Du coin de l’œil, elle vit une porte devant laquelle passaient des nains.

— Oui, il y a toutes sortes de malédictions, répéta l’orateur.

Kerian retenta de se lever.

En vain.

Ah, dieux, elle avait si mal à la tête !

Un tout jeune nain lança qu’il savait désormais pourquoi la taverne portait ce nom :

— Parce qu’elle est maudite !

— Non, fit un autre.

Kerian tressaillit en entendant un autre nain lancer :

— Tu ne sais pas lire, mon gars ? T’aurait-on envoyé pelleter le charbon parce que tu n’avais pas les facultés mentales nécessaires pour apprendre ? Ce n’est pas la taverne qui est maudite, mais moi !

Le jeune nain vertement rabroué se tut. Surprise, Kerian haleta. Elle connaissait cette voix !

Elle se redressa péniblement, le crâne en feu. Au même instant, un nain se retourna. Il n’était pas beau à voir. La maladie lui avait grêlé la peau, et sa barbe pendait d’un menton fuyant. Ses yeux enfoncés dans leurs orbites s’arrondirent.

— Par la barbe de Réorx ! Une elfe !

Neuf nains se retournèrent comme un seul homme. Le jeune sot qui avait mal compris le nom de la taverne porta la main à son couteau.

— Qui ouvrirait ses portes à un elfe ?

— Je cherche Stanach Hammerfell..., dit Kerian.

La requête si calmement énoncée n’apaisa pas les esprits – personne n’appréciait l’arrivée soudaine d’un elfe.

— Il faut prévenir les gardes ! cria le jeune imbécile. Qui sait comment elle s’est infiltrée ici ?

Il dégaina son couteau.

Un autre nain se pencha vivement par-dessus le comptoir et attrapa le gamin belliqueux par sa chemise, le soulevant presque de terre.

— Voilà qui est stupide ! grogna Stanach, une lueur dangereuse dans ses yeux noirs pailletés de bleu. J’ai vu cette elfe tuer un Chevalier Noir avec le couteau qu’elle a à sa ceinture !

L’autre pâlit.

— Quoi qu’il en soit, Kern, sombre idiot, personne ne zigouillera mes clients dans ma taverne ! C’est une des règles de la maison, et j’en ai plus qu’assez de te la répéter !

Stanach secoua Kern comme un prunier, avant de le repousser sans ménagement.

Intrigués, les témoins attendirent la suite des événements. Comment Stanach allait-il réagir face à cette impensable intrusion ? Mis en appétit par l’allusion à la mort d’un Chevalier Noir, les nains, qui raffolaient des histoires, ouvrirent grandes leurs oreilles.

Hélas, Stanach n’ajouta rien à cet alléchant préambule.

Un lourd silence tomba.

Kerian inclina la tête.

— Vous ne semblez pas ravi de me revoir...

— Je ne vous attendais pas...

— Eh quoi, Stanach ? Les visites impromptues sont-elles aussi à bannir, dans cette taverne ? Une autre règle de la maison ?

Des sourires narquois saluèrent cette saillie.

La tête prise dans un étau, Kerian chancela, et une main secourable se glissa sous son coude pour la guider vers une chaise.

— Asseyez-vous, dit Stanach, radouci. Vous êtes un peu pâle...

Elle accepta un verre d’eau. Les autres voulant se rapprocher, Stanach les écarta d’un geste péremptoire, sourd à leurs grommellements.

— Kern, va dire au cuistot d’apporter à manger. Vous avez tous assez bu l’estomac vide, mes gaillards ! Je ne veux plus que les gardes se plaignent du raffut que vous faites quand vous avez un coup dans l’aile !

Kern obéit avec empressement. Les autres nains s’attablèrent, et Kerian se retrouva seule avec celui qui, en lui donnant un jour un couteau, avait bouleversé sa vie...

La dernière fois qu’elle avait vu Stanach, il dînait avec deux agents secrets au service de la reine-mère. Il avait prétendu être un marchand, et elle le retrouvait dans un rôle d’aubergiste... Qui était-il vraiment ?

L’ayant vu boire avec des agents de Laurana, elle en avait déduit que c’était un ami.

À tort?

— Je n’aurais pas cru vous revoir, avoua Stanach.

Il essuya les taches qui maculaient le comptoir, en chêne doré verni. Pour ça, sa main droite faisait l’affaire. Les doigts déformés pouvaient encore manier un chiffon sans problème.

— Moi non plus, répondit Kerian. (Dès qu’elle avala une gorgée d’eau, son estomac se calma.) Je vous croyais marchand... Et vous voilà à la tête d’un établissement maudit ?

Stanach eut un sourire amer.

— J’ai plus d’une corde à mon arc, ma fille.

Il regarda la salle, sa clientèle, les murs lambrissés, le sol jonché de paille... Au mur, des torches s’alignaient dans des appliques en bronze ouvragé.

— On imagine souvent, à tort, que cette taverne est maudite. Elle s’appelle la Malédiction de Stanach. Vous saisissez ?

— Oui. Elle n’est pas maudite. Mais vous, oui.

— Inutile de passer la soirée là-dessus... (Le visage du nain se ferma. Quand il se pencha vers elle, Kerian sentit sa nuque se hérisser.) Alors... que faites-vous ici ?

— Eh bien, je...

Il leva un index désapprobateur, comme avec une enfant.

— Inutile de mentir. À Thorbardin, nous aimons l’ordre, et la garde fait des rondes régulières. Il suffirait que j’appelle... Tous les autres tournaient le dos à la porte. Mais je vous ai vue arriver.

Tremblant, Kerian se demanda si elle avait déjà échoué. Quand elle fit mine de lever le verre d’eau, le nain lui immobilisa le poignet de la main gauche.

— Vous allez le renverser. Inspirez un grand coup et racontez-moi tout. À moins que vous préfériez parler aux gardes ? Vous n’aimeriez pas les donjons de Thorbardin. On a tendance à oublier ceux qu’on y jette...