Kerian évalua la détermination de son interlocuteur... Elle repensa à leur première rencontre... Sans plus hésiter, elle tira de sous sa chemise le pendentif qu’il avait peut-être déjà vu au cou de Nayla ou de Haugh.
C’était le cas. Elle le comprit dans l’éclat soudain de son regard et à la manière dont il leva la tête.
— Que faites-vous là ?
— Mon roi m’envoie...
Stanach haussa un sourcil, puis il la resservit.
— J’espère que son ambassadeur m’aidera à obtenir une audience...
— Je ne suis pas son ambassadeur, ma fille. (Le nain secoua la tête.) Je ne suis personne. J’ai rendu un service à mon chef, qui siège au Conseil. Du temps où la mère de votre roi était le général en chef des armées, j’ai un peu voyagé à la surface.
À ces souvenirs surgis d’un lointain passé, sa voix s’adoucit.
— Je connais les coutumes des étrangers. D’après mon chef, notre haut roi avait besoin de contacter les elfes par mon intermédiaire. Cela fait, je suis ravi d’être rentré au pays. S’en éloigner n’est jamais recommandable.
La taverne résonnait des bruits d’assiettes, de couverts, et des éclats de voix de nains affamés.
D’autres clients entrèrent.
Kerian se pencha par-dessus le comptoir.
— M’emmènerez-vous voir votre roi ?
— Vous croyez qu’il suffit que j’aille frapper à sa porte, fillette ? Vous croyez...
— Je crois que vous êtes capable de tout, Stanach...
Kerian attendait. Devait-elle entrer dans la salle du Conseil ou attendre qu’on l’y escorte ? Stanach l’avait laissée devant de hautes portes entrouvertes. Il en filtrait des voix au timbre grave et profond, tels de lointains coups de tonnerre... Tout à leurs délibérations, les chefs ne semblaient guère sur la voie de l’harmonie...
Kerian apercevait une salle caverneuse. Des torches brûlaient dans des supports en argent, et des braseros rougeoyaient. Des rangées de colonnes en marbre conduisaient au trône.
Derrière l’ambassadrice de Gilthas, la cité naine brillait de mille feux. Thorbardin avait souffert de la guerre civile, mais là, en haut du magnifique Arbre de Vie des Hylars, tout semblait en ordre. La lumière tombait du monde extérieur par des conduits de cristal. Les jardins de la Cour des Chefs, aussi verdoyants que ceux des elfes, arboraient les couleurs de la saison choisie par les horticulteurs. La lumière, la température et l’eau faisaient l’objet de toutes les attentions. Les crocus hivernaux côtoyaient les roses rouges estivales, des jonquilles printanières dodelinaient de la corolle au pied d’une haute glycine...
Kerian trouvait ça déroutant. Comment les nains marquaient-ils le passage du temps, au fond de cette montagne où la lune ne brillait jamais ?
Les habitants vaquaient à leurs occupations. Les yeux ronds, une fillette tira sur les jupes de sa mère.
— Maman, regarde ! Une elfe, là devant !
D’autres passants avaient aperçu Kerian.
Une elfe aux portes de la Cour des Chefs !
— Il n’en sortira rien de bon, marmonna un vieillard acariâtre.
— Les elfes n’apportent que des ennuis ! renchérit un autre. Il leur manque toujours quelque chose...
Amusée, Kerian se glissa dans la Salle du Conseil.
Et voilà, pensa-t-elle, postée à l’ombre des piliers. Je ne devrais plus gâcher leur journée...
En quelques pas, elle était passée d’un monde à l’autre. Dehors, la vie des nains était celle des habitants de n’importe quelle ville... Elle eut soudain le mal du pays. À une époque, elle avait eu une place à Qualinost. Servante enjouée et insouciante d’un sénateur, elle avait mené une vie heureuse ponctuée de chants et de danses... Après tout ce temps, retrouver le brouhaha familier d’une cité excitait sa mélancolie...
Les nains de Thorbardin aimaient leur ville autant que les elfes leur forêt.
Oreille tendue, Kerian écouta les débats. Certains chefs étaient clairement opposés au traité proposé par le roi des elfes. D’autres exhortaient leurs compatriotes à la prudence.
— Il ne s’agit pas de crier « non ! » sur tous les tons, Dorrin, dit l’un d’eux, avec un fort accent du sud. Commence plutôt par écouter et réfléchir avant de brailler comme un putois !
Ils sont divisés...
Il y avait trois camps : les opposants catégoriques à la requête de Gil, ceux qui la soutenaient et ceux qui désiraient davantage de temps pour réfléchir...
Ces derniers étaient les plus nombreux.
De sa cachette, Kerian observait la Cour des Chefs.
Tous les peuples s’étaient présentés ici : les elfes et les humains, en temps de guerre ou non, en qualité de demandeurs ou de sauveurs...
Lors de la Guerre de la Lance, le père de Gil, le célèbre Tanis Demi-Elfe, y était venu avec Lunedor, la Femme des Plaines qui apportait à Krynn la bénédiction de Mishakal... Tanis et Lunedor en avaient appelé à la conscience du Conseil des nains. Or, Thorbardin désirait ardemment fermer ses portes et laisser le monde aux dragons, si tel était son destin...
Thorbardin...
Ce royaume souterrain évoquait un temple abandonné depuis des lustres, sa gloire envolée...
Partout où l’elfe posait son regard, elle voyait les cicatrices de la guerre.
Une voix rauque s’éleva.
— Comment disait notre bon vieux roi Duncan ? Ah, oui : que la pierre se souvienne, et que toutes nos délibérations en ce lieu soient fertiles...
Kerian se retourna. Sa main vola vers le manche de son couteau... et retomba. Amusé, le nain qui s’était glissé derrière elle avait la barbe et les cheveux grisonnants et un regard... pétillant de jeunesse.
— Joli couteau que vous avez là, jeune dame. De fabrication naine, si je ne m’abuse ?
— Un cadeau très bien venu... J’en ai eu de meilleurs depuis, mais aucun que j’aime autant.
— On dit toujours ça de son arme de prédilection. Vous n’aurez pas besoin de votre couteau ici. Tous ne seront pas d’accord avec vous, et peut-être n’obtiendrez-vous pas gain de cause, mais personne n’attentera à vos jours, maîtresse Kerianseray.
Kerian hésita. D’instinct, elle appréciait ce nain inconnu, mais sa logique lui dictait la prudence.
— Vous connaissez mon nom. Vous avez un avantage sur moi.
Il hocha la tête.
— Je suis Tarn Beuglegranit. J’ai entendu dire que vous me cherchiez.
Prise de court, Kerian fit une révérence.
— Votre Majesté...
— Trêve de courbettes ! Vous venez au nom de votre roi. Et je connais l’histoire de Gilthas, le fils de Tanis Demi-Elfe. Depuis qu’il occupe le trône de son oncle, il est jugé faible par son peuple... Un peuple qui ignore quels sacrifices il a dû consentir pour que ses ingrats de sujets puissent clamer leurs opinions scélérates dans les tavernes !
Son regard se voila. À l’évidence, Tarn savait de quoi il parlait.
— Soyez fière de votre souverain, maîtresse Kerianseray.
— J’en ai la ferme intention, Sire. Et merci...
Tarn gloussa.
— Aussi dure que vous ayez l’air, avec vos couteaux, vos cheveux dénoués, vos bottes et votre ceinturon, vous restez une elfe jusqu’au bout des ongles, pas vrai ? Bien... Je crois que nos conseillers se sont assez échauffés. Voyons quelles idées ils ont eues dans la salle de notre vieux roi Duncan...
Conformément à la tradition, le haut roi des Huit Clans fit entrer l’ambassadeur de l’Orateur du Soleil dans la Cour des Chefs...
... En lui flanquant une bonne bourrade dans le dos.
— Allez, ma fille ! Dites ce que vous avez à dire, et qu’on en finisse.
XIX
— Ah, vous êtes tous fous !
Le jugement méprisant de Ragnar Hautepierre résonna dans la Cour des Chefs comme un coup de tonnerre. Ce Daewar aux sourcils broussailleux était le troisième dirigeant à rejeter la demande de Kerian. Ebon Flamme, des Theiwars, l’avait écartée, et Skarr Brilleforge, des Hylars, refusait d’envisager une alliance avec les elfes et les humains. Son discours avait été le plus raisonné, et Kerian lui aurait volontiers répondu, si elle avait pu placer un mot.