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Aujourd’hui, les divinités ne parlaient plus aux mortels, et les sorciers étaient des loqueteux aux espoirs en lambeaux.

Sur ordre du roi, la procession gagna les jardins de la bibliothèque de Qualinost. Aujourd’hui encore, même si Béryl en interdisait l’accès, l’édifice restait célèbre dans le monde entier.

Les tentures écartées, le roi admira une troupe d’artistes : les joueurs de flûtes et de tambours encerclaient les danseurs qui virevoltaient comme autant de feuilles voletant au gré du vent. Il s’adoucit en découvrant Kerian parmi les artistes.

Ils exécutaient la Danse de l’Année, un enchaînement de pas compliqués aux spirales qui s’entrecoupaient. Ainsi, les Qualinestis postés à leur balcon voyaient des motifs se former, comme dans un kaléidoscope. On dansait des variations de ce ballet dans tous les jardins de la capitale. Ceux qui voulaient participer au festival de la moisson répétaient dès le printemps.

Si Kerian n’était pas vraiment au point, elle compensait par la fougue son manque de précision et de talent.

Les tambourins guidaient les pas des danseurs. Adorable dans sa tenue de festival, Kerian, qui dansait pieds nus, avait noué ses cheveux en queue-de-cheval avec une écharpe couleur maïs. Dorée comme les chênes en automne, son ample jupe tourbillonnait. Des clochettes en argent tintaient à ses poignets et à ses chevilles. Elle portait une tunique en soie fine bleue, les manches festonnées assez courtes pour laisser deviner la naissance de ses tatouages, sur ses épaules.

Gil savait où ces tatouages commençaient et finissaient... Certains Kagonestis les cachaient, leurs maîtres leur ayant appris à avoir honte de leur héritage d’elfes sauvages. D’autres les voilaient par simple pudeur.

Kerian, elle, s’en fichait.

— Je suppose que tous nos serviteurs n’ont pas appris les bonnes manières, fit Evantha.

— En effet, sourit le roi. (Il feignit d’hésiter.) Pourtant, voyez comme cette danseuse ne semble pas toucher terre... C’est une forme de grâce, n’en convenez-vous pas ?

— Elle est à moitié dévêtue !

En vérité, la tunique était si fine que Kerian devait porter un caraco dessous – guère plus épais... Contrarié, Gilthas grogna... Conscient qu’Evantha le surveillait de près, il croisa nonchalamment les doigts sur ses genoux, sans quitter les danseurs des yeux.

Virevoltant au gré d’une chorégraphie endiablée à souhait, Kerian faisait onduler sa chevelure de miel. Son foulard fut emporté par le vent et tomba aux pieds d’un jeune admirateur, qui le ramassa. Si Gilthas n’entendit pas ce qu’il disait, ses gestes étaient éloquents : il rendrait son bien à la belle en échange d’un baiser. Le rire perlé de Kerian tinta comme ses clochettes. Sans un seul faux pas, elle récupéra son foulard en s’acquittant de « l’amende ».

— En avant ! ordonna Gilthas, agacé.

Il n’écarta plus les tentures jusqu’à ce que la musique et les rires se perdent dans le lointain.

Dans le quartier réservé aux chevaliers, le seigneur Eamutt Thagol distribuait ses ordres. À la demande de Rashas, agent de liaison entre le Sénat et les Chevaliers Noirs, Thagol avait accepté de se faire discret.

À l’approche du pont est, Gilthas serra les dents, oppressé. Relié aux trois autres par des tours de guet, l’édifice n’était pas à l’origine différent des autres.

Mais récemment, cela avait changé.

Gilthas en eut un goût amer dans la bouche. Le pont était hérissé de lances, des têtes d’elfes fraîchement coupées plantées au bout. Au-dessus, tel un nuage noir dans le ciel bleu, des corbeaux tournaient en cercles.

Aux oreilles du roi, les échos de la fête semblèrent soudain aussi lointains que le ressac.

Un sac à la main, un Chevalier Noir sortit de la tour de guet. De la forêt, un vol de corbeaux piqua vers lui. Il tira du sac une tête aux traits finement ciselés et aux longs cheveux roux englués de sang noir... L’homme enfonça le macabre trophée sur une pique. La mâchoire inférieure de la morte se rouvrit sur un cri silencieux.

Près du roi, Evantha ne semblait s’être aperçue de rien. Des sénateurs murmurèrent. L’un d’eux eut un haut-le-cœur mal étouffé. Les chevaux d’apparat, qui n’avaient jamais été au combat, renâclèrent.

Imperturbable, Rashas observa la scène sans s’émouvoir.

— Mon roi, dit-il, vous voyez le résultat des ordres du seigneur Thagol. Il craint que les elfes de la forêt ne deviennent trop... audacieux. (Aussi inexpressif qu’un masque de cire, le sénateur tourna son regard froid vers Gilthas.) Il ne veut pas que les voleurs attirent l’attention de Béryl. Bien sûr, vous n’avez pas à vous inquiéter. Les attaques cesseront dès que la nouvelle de ces exécutions se sera répandue. Thagol désire la paix. Il aspire à l’ordre et à l’obéissance.

« Comme nous tous, Majesté. La femelle dragon, ses hommes, votre loyal Thalas-Enthia... La paix, l’ordre et... l’obéissance.

Le message était clair...

Je traiterai avec ce chevalier et avec nos ennemis. Pas vous, mon garçon. Alors je ne veux plus entendre parler de Crinière-Feu devant le Thalas-Enthia. À partir d’aujourd’hui, vous vous conformerez à mes désirs.

Sur un ordre de Rashas, la procession repartit.

Gilthas laissa retomber les tentures. Puis il demanda à Evantha d’informer Rashas que le roi, fatigué, désirait rentrer.

Une fois au palais, Gilthas gagna ses appartements. Il avait besoin de calme et de solitude pour que sa colère retombe. Il n’avait pas voulu donner la satisfaction à Rashas de le voir s’emporter...

Un feu brûlait dans la cheminée. Malgré un temps radieux, cette première nuit d’automne s’annonçait fraîche. Sur une console en marbre, dans la petite salle à manger adjacente à la bibliothèque et à la chambre royales, Gilthas trouva un plateau lesté de deux coupes en or et d’une carafe en cristal remplie d’un vin à la robe couleur rubis.

Gilthas retira toutes ses bagues, sauf une. Surmonté d’une topaze au cœur de feu, le bijou lui rappelait son père, le demi-elfe Tanis, à qui il se comparait souvent. Comment aurait-il réagi devant les têtes tranchées, exhibées sur le pont argenté ? Qu’aurait-il fait ?

Gil posa négligemment les anneaux sur le plateau et avisa un parchemin, près d’une coupe. La belle écriture avait l’assurance de celle d’un général en campagne...

Après tant d’années, Laurana, le Général Doré, écrivait toujours des dépêches... Pas des lettres à proprement parler.

Le roi se servit un verre de vin, le goûta, puis regarda la bibliothèque. Des strophes mélancoliques lui revinrent en mémoire...

Sinistres oraisons funèbres à la mémoire de ceux qu’on assassinait.

Grisé par l’odeur des livres et de l’encre, Gilthas aurait voulu se perdre dans les mots. Il inspira profondément... Le Sénat ne se réunirait pas avant des heures.

Posant sa coupe, il lut la note de sa mère.

Votre Majesté,

Je pensais que nous aurions un invité à dîner, mais sa santé semble incertaine. J’ai donc averti l’intendant de ne pas compter sur lui.

L.

Le cœur de Gil se serra. Cet « invité » était le traité. Il relut le message, y cherchant une lueur d’espérance entre les lignes... Une santé incertaine n’était pas une condamnation à mort, n’est-ce pas ?

Las, Gilthas jeta le billet au feu et gagna sa chambre.

Il y trouva Kerian.

En larmes...

III

— Kerian !

Elle ne leva pas la tête. La danseuse fougueuse n’était plus qu’une âme en peine, recroquevillée comme un oiseau brisé.

— Kerian...

Gilthas la releva pour la serrer dans ses bras.

Il remarqua à peine le parfum tarsien qui l’avait enchanté le matin même. Kerian sentait sa capitale : la foire aux chevaux, les petits pains épicés du Chemin des Boulangers et la menthe du jardin...