Elle se tut et les regarda tour à tour, du haut roi qui lissait pensivement sa barbe jusqu’au nain des ravins assoupi.
— Seigneurs, si vous opposez un refus à mon roi... (elle haussa le ton)... vous signerez votre propre arrêt de mort !
Ragnar bondit.
— L’avez-vous entendue ? Elle ose nous menacer !
Malgré eux, les chefs étaient troublés.
Ebon des Theiwars prit la parole.
— Je me suis toujours demandé si cette alliance était de la sagesse ou de la folie... Et maintenant, voilà que cette elfe nous menace au nom de son roi !
Kerian soutint le regard de Tarn.
— Vous connaissez les présages, Votre Majesté, dit-elle, ignorant Ragnar et Ebon.
Elle en faisait une affaire de rois, et Tarn Beuglegranit ne la contredit pas. Un silence gêné tomba. Des fantômes semblèrent danser au gré des volutes de fumée, leurs filets de voix presque audibles dans les soupirs des braises...
Daewar, Theiwar et Hylar...
Tarn dévisagea les chefs des Klars, des Neidars, des Daergars et des Aghars.
Thorbardin comptait un huitième clan dont le trône vide restait à l’écart dans l’ombre... Il symbolisait la mémoire vivante de tous les nains disparus au fil des millénaires.
Tarn jeta un coup d’œil à ce trône.
Puis il se leva.
— Mes frères, Kerianseray du Qualinesti ne nous menace pas. Elle répète ce que savent son roi et les humains des Royaumes Libres. Et ce que je sais aussi... Le roi des elfes ne nous menace pas. Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Ou auriez-vous déjà oublié que Béryl saigne à blanc son royaume et ses sujets ? Il n’a pas d’armée. Un Chevalier du Crâne abuse de son peuple...
— Parce que Gilthas le permet ! rappela Skarr.
Tarn soutint son regard.
— En effet. C’est un roi sage. Le pouvoir est entre les mains de son Conseil et il n’y peut rien. Si tous ses sujets le soutenaient au lieu de le critiquer et prenaient les armes contre l’occupant, il pourrait – peut-être – vaincre les Chevaliers Noirs ! Mais la femelle dragon...
« Je ne connais pas ce garçon. Comme vous, ce que je sais de lui se borne aux dires de sa mère et de cette guerrière. Vous estimez que Gilthas est un lâche ? Moi, je le prendrais pour un fou furieux s’il s’opposait à Béryl !
Sa voix claqua comme un coup de fouet :
— Celui qui sacrifie son peuple au nom d’une vaine gloire n’est pas un roi digne de ce nom !
« En revanche, celui qui cherche à sauver son peuple par tous les moyens fait preuve d’un grand courage. En signant ce traité, nous aiderons les elfes à fuir dans les Plaines, loin des serres de Béryl. Ce traité redonnera l’espoir à tout un peuple. Je vous le dis, mes frères, si nous tournons le dos à nos anciens alliés, et si tous les royaumes de Krynn tombent sous le joug des dragons, notre sursis sera de courte durée. À notre tour, nous serons balayés.
Tarn regarda le trône du huitième clan – celui des morts.
— Mes frères, un elfe courageux implore notre aide depuis trop longtemps. Ces délibérations seront les dernières. Et n’oubliez pas : les morts nous écoutent ! Dans leurs rangs figurent d’illustres monarques des temps anciens... À notre place, beaucoup se seraient arraché la peau et les os au nom de la sauvegarde des clans.
Il s’inclina devant Kerian.
— Maîtresse Kerianseray, je saurai où vous trouver.
La jeune elfe prit congé et sortit de la Cour des Chefs.
Le sort en était jeté.
Deux semaines plus tard, le haut roi des Huit Clans de Thorbardin retrouva Kerian à la Malédiction de Stanach. Assise dans la salle déserte, elle buvait de la bière. L’aubergiste la logeait et la nourrissait à l’œil, car elle n’avait pas d’argent sur elle.
Notre roi réglera la note, avait dit Stanach. Peut-être... Les souverains font ce qui leur plaît.
Le soir, la clientèle d’habitués se restaurait avec Kerian, lui apprenant à jouer aux fléchettes à la manière naine – qui exigeait bien davantage que de l’adresse. En effet, le joueur devait viser tout en racontant une histoire.
Parfois, elle s’interrogeait sur l’origine du nom de la taverne, mais personne n’éclairait sa lanterne. L’enseigne n’avait pas la forme traditionnelle d’un bouclier, mais celle d’une enclume avec, apposés dessus, un marteau de forgeron cassé et les runes signifiant «Malédiction de Stanach ».
— Nous n’en parlons jamais, avait dit Kern.
Le roi entra, tira deux tabourets près du comptoir et commanda de la bière.
Stanach mit un tonneau en perce, posa une chope devant son souverain et en servit deux autres, dont une pour Kerian.
— Maîtresse Kerianseray, notre Conseil a pris une décision, annonça Tarn Beuglegranit.
Le cœur de l’elfe s’emballa.
Tarn but une première gorgée, puis s’essuya la bouche du revers de la main.
— Les chefs sont têtus. Mais, en fin de compte, tous se sont rangés de votre côté... à une exception près. Or, la décision doit être unanime – et ce n’est pas moi qui passerai outre les droits des clans.
Ragnar, pensa Kerian.
— C’est ce têtu de Hylar ! continua Tarn après une autre gorgée de bière. Il ne donnera pas son accord tant qu’un des siens n’aura pas vu votre roi.
Stanach grogna.
Intriguée, Kerian observa les deux nains.
— Majesté..., gémit Stanach.
— Sinon toi, souffla Tarn, qui d’autre ?
— N’importe quel Hylar !
— Non. C’est ton oncle, mon garçon. (Le roi eut un rire sans joie.) Ta malédiction, c’est ta réputation d’intégrité... Tous insistent pour avoir affaire à toi !
Résigné, Stanach prit la troisième chope et la leva en l’honneur de son roi.
L’elfe et le nain quittèrent Thorbardin par des chemins secrets. Ils descendirent au dernier niveau, là où les cicatrices de la guerre civile étaient les plus visibles, pour atteindre le rivage de la mer d’Urkhan.
À l’opposé, Stanach désigna une paroi grêlée de grottes. Sous ses pieds, Kerian sentit des vibrations...
— Des vers, annonça Stanach.
— Impossible ! Les vers ne mangent pas...
— En es-tu sûre ?
Intriguée, Kerian étudia les trous. Le grondement se rapprochait. Les vibrations remontèrent dans ses jambes, son ventre, ses épaules... L’eau sombre vint laper le quai. Une longue créature aux cornes d’escargot apparut à l’entrée d’une grotte. Malgré la distance, Kerian jugea les seules cornes aussi hautes et épaisses qu’elle. La créature n’avait ni yeux ni nez, rien qu’une bouche sans cesse en mouvement...
— Un ver, murmura-t-elle.
— Les vers grignotent la pierre à longueur de temps. Derrière la paroi court un labyrinthe de tunnels. Ces vers plus ou moins apprivoisés sortent uniquement pour boire. Nous leur fichons la paix.
Stanach plissa les yeux, puis ajouta qu’il était temps de partir.
— Il vaut mieux ne pas utiliser ta jolie émeraude trop tôt... Me retrouver coincé dans un tunnel sans issue ne me dit rien qui vaille !
Kerian ne recourut pas à son talisman avant d’être à ciel ouvert.
XX
Sans transporter Kerian et Stanach où ils l’espéraient, la magie ne les propulsa pas à Tarsis ou dans la mer de Sirrion... Ils atterrirent au cœur de la forêt de chênes, au nord-est de Qualinost.
— Nous sommes à moins d’une journée de marche de la capitale, annonça Kerian.
Nauséeux, Stanach s’adossa à un arbre, les yeux fermés.
— Parfait...
Kerian attendit qu’il reprenne des couleurs.
— Allons d’abord à la maison de chasse du roi. Son bras droit le préviendra de ta venue.
— Nous marcherons, j’espère ?